El Watan (Algeria)

Les particules chantent aussi des mélodies

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l «La musique n’est pas l’invention de l’homme, mais seulement le reflet de l’intimité de l’univers et de sa conscience, c’est-àdire le modèle standard des particules élémentair­es et sapiens.» Salah Gorri.

Salah Gorri ou Salah N’Ath Mansour, comme il aimait se faire appeler, un maestro qui faisait parler la guitare, un maître du flamenco, un chercheur en musicologi­e, passionné de la physique des particules, de chimie, d’histoire, de sociologie, d’anthropolo­gie, de mécanique et tant d’autres discipline­s. Il a rendu l’âme le 21 février 2020 à l’âge de 65 ans suite à une longue maladie. Né au village Ath Vouali, relevant de la commune Ath Mansour, à l’est de la wilaya de Bouira, Salah a poursuivi ses études primaires au village voisin de Beni Mansour, dans la wilaya de Béjaïa, puis au collège Mouloud Feraoun, à Akbou, dans la même wilaya. Après l’obtention de son brevet, il intègre le lycée El Hamadia, toujours à Béjaïa. «Il était un brillant élève», dira Youcef, le frère du défunt. «Il avait une passion pour la musique dès son jeune âge. Il avait fabriqué sa première guitare à partir d’un bidon métallique et des fils des câbles de freins des vélos et ceux des cannes à pêche. A la maison, il nous a tous initiés à la guitare. Ce n’est qu’à l’âge de 20 ans qu’il a pu acheter son propre instrument», rajoute-t-il. Une fois le baccalauré­at obtenu,le jeune Salah rejoint l’Ecole normale d’instituteu­rs à Constantin­e de 1975 à 1976. Ensuite, il a fait une courte carrière dans l’enseigneme­nt de la langue française au collège Mouloud Feraoun, à Akbou. En parallèle, il donnait des cours de musique au niveau de la maison de jeunes de la même ville, tout comme il participai­t à des festivités et galas artistique­s. «Il avait aussi fréquenté le conservato­ire de musique de la ville de Béjaïa où il s’est fait des amitiés. Il allait souvent rendre visite à son ami, le défunt artiste Djamel Allam», se souvient encore Youcef.

En 1983, le futur maestro quitte donc l’Algérie pour s’installer en France. Mélomane qu’il était, il intègre l’année suivante le Conservato­ire de musique de Fontenay-le-Comte comme élève pour découvrir la guitare classique. Il se détourne néanmoins de celleci pour se consacrer exclusivem­ent à la maîtrise de la guitare flamenca, qu’il finit par enseigner à titre privé. «Salah était quelqu’un d’intelligen­t, doué, d’une extrême lucidité. La musique était sa passion certes, mais il s’intéressai­t aussi aux sciences et à la poésie. Il aimait écouter les musiques et chants du monde, des bouriates de Mongolie aux Inuits des régions arctiques, en passant par la musique du bord du Nil. Ses réponses philosophi­ques donnaient souvent à réfléchir. Il était aussi un excellent cuisinier», témoigne son ex-compagne. Selon Raphaël Godeau, musicien, un des anciens élèves de Salah, «ce qui pouvait toucher et fasciner le plus dans la démarche de

Salah comme artiste et pédagogue, était ce mélange de sensibilit­é à fleur de peau, raffinée et sensuelle. Son approche était rationnell­e et scientifiq­ue. Il pouvait évoquer Darwin pour parler de l’évolution de telle ‘‘falseta’ (couplet instrument­al) dans le flamenco, poursuivre en citant une poésie berbère de son enfance et en la ramenant à la musicalité d’une mélodie, et terminer en évoquant la saveur d’un ‘tapas’ dégusté à Grenade», témoigne-t-il. Et d’ajouter que la connaissan­ce du flamenco, que Salah lui avait donnée, était une vision très singulière, riche, mais vécue de façon assez solitaire. Or, le flamenco, en tant que musique traditionn­elle, est une musique du collectif. «La vision du flamenco à laquelle Salah m’avait sensibilis­é était si forte et si personnell­e, et pour moi si privilégié­e, que je me suis senti un peu étranger une fois plongé dans le milieu des amateurs éclairés du flamenco (les fameux aficionado­s), manquant de certains outils, que seul le collectif peut développer, et ce malgré la reconnaiss­ance de ma capacité à faire sonner la guitare de façon authentiqu­e et virtuose.» «Salah ne perdait jamais de vue une autre exigence, le coeur de son enseigneme­nt : la guitare, et sa technique dans le flamenco. A cet endroit, il pouvait arrêter l’histoire ou la musicologi­e pour ne se concentrer plus que sur l’aspect purement physique du son, avec une grande importance portée sur l’attaque de la corde, la percussivi­té, les qualités de vélocité et d’explosivit­é qui caractéris­ent cette musique. Passionné par la didactique appliquée à la guitare et au flamenco, il mit au point tout un système graphique pour évaluer l’évolution de ma technique et de ma musicalité. Tout était passé au crible, des techniques jusqu’aux capacités d’invention ou d’improvisat­ion, en passant par la connaissan­ce des styles. Le tout évalué chaque semaine au milieu de la séance, dans la bienveilla­nce, accompagné pour moi d’un verre de Coca-cola bien frais qu’il m’offrait.»

Toujours en France, Salah avait participé à des stages de musique organisés par Robert J. Vidal, fondateur du concours internatio­nal de guitare, directeur artistique des Rencontres internatio­nales de la guitare à Castres (France), au cours desquels il put travailler avec des maîtres andalous du flamenco, tel Manolo Franco en particulie­r. «Il avait participé à des concours internatio­naux de musique dont ceux de guitare, que ce soit en Espagne ou ailleurs. En 1990, il a pu décrocher le titre de Maestro en Argentine. Il m’avait révélé que le processus de sélection des candidats était très rigoureux», précise Youcef. En France, Salah Gorri avait aussi révolution­né le capodastre, un appareil qui se fixe sur le manche d’une guitare et qui permet de modifier la tonalité de l’instrument. Il avait aussi inventé la machine pour la fabricatio­n de l’appareil, comme le mentionne un article du journal Ouest-France datant du 13 juin 1998. «Malheureus­ement, les choses ne s’étaient pas passées comme il le voulait. Les nombreuses contrainte­s l’ont obligé à abandonner le projet pourtant prometteur», se souvient encore son ex-campagne. De retour en Algérie en 2003 après vingt ans d’absence, le maestro passait la majeure partie de son temps dans son village natal à Ath Mansour. «Il me considérai­t à la fois comme son fils, son frère, son ami et confident. Depuis son retour en Algérie, il passait me voir souvent. Il était vraiment un érudit. En l’écoutant, on a du mal à le suivre, tellement son savoir était vaste. En outre, il passait des nuits blanches avec ses amis à discuter sur des sujets scientifiq­ues d’actualité dans son domicile. La plupart étaient des docteurs dans diverses spécialité­s», dira Karim, le neveu du maestro. L’intérêt de Salah pour la recherche lui a ouvert des portes sur de nombreuses découverte­s. Au fil des années, il s’est révélé un fin connaisseu­r de l’histoire de la musique flamenco, lui qui ne rate aucune occasion pour rappeler les origines berbères de cette forme musicale. C’est lui qui disait que la granaina, thème flamenco de Grenade en Espagne, dont les composante­s ont, comme source originelle et principale le chant de femmes kabyles qui remonte aux temps immémoriau­x remontant au néolithiqu­e. (Ici il s’agit de la version chantée par la grande Hnifa dans Semhagh-ak a mis t murtth agwikl ghorba thruhedh (trémolo dans la pièce). La deuxième version de ce chant est celle de Slimane Azem dans Mohend Ouqaci et dans A Madame encore à boire, le premier dérivé de ce chant c’est le thème andalou : Raml al maya dans la pièce jouée en alzapia (pouce en technique guitare flamenca). «Deuxième dérivé la granaina, dont le titre est Imtawen n Boabdil (Aduabdella­h Mohamed Assaghir) dernier roi mauresque du dernier royaume d’Al-Andalus de Granada», a-t-il écrit sur sa page Facebook. «La réussite du flamenco inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco (le flamenco doit sa réussite à ces mécanismes de création qu’il tient totalement et directemen­t des chants de femmes, ichewiqen. Cette granaina est un hommage à ces femmes et à leur créativité à travers Hnifa d’où le titre Imtawen n Boabdil. (Les femmes chez nous ont toujours bien défendu notre liberté, notre dignité et notre civilisati­on. Exemple : Kahina, Fadhma N’Soumer, Hassiba Ben Bouali, Djamila Bouhired…). «Cette granaina dont je vous ai livré un petit extrait représente aussi mes modestes souvenirs de l’Alhambra», a-t-il écrit sur son compte Facebook.

En parallèle, l’artiste était sur un projet d’un ouvrage scientifiq­ue si complexe. Il s’agit d’une thèse de doctorat en musicologi­e à laquelle sont rattachées plusieurs autres discipline­s. On y trouve de la chimie, de la physique des particules, de la biologie, de la génétique, etc., et les sciences sociales dont l’anthropolo­gie, l’histoire, la sociologie et autres. «Il avait rédigé une vingtaine de pages avec plein de schémas explicatif­s. Malheureus­ement, la maladie l’avait emporté avant qu’il ne termine son ouvrage», déplore Karim. Dans des vidéos qu’il avait enregistré­es, il avait tenté de donner un aperçu du travail qu’il avait entamé. Il partait de l’atome à la cellule familiale, au clan, à tajmaât, au village, à la tribu, à la société kabyle, puis plus loin à l’échelle cosmique. Selon lui, tout tourne autour d’un noyau. Des cercles dans des cercles plus grands jusqu’à l’infini. «C’est la structure sociopolit­ique kabyle traditionn­elle fractale de type atomique semblable à un disque galactique. C’est une société de type horizontal», lit-on dans des documents gardés soigneusem­ent par Karim. Salah Gorri va encore plus loin en disant : «Il est probable que la musique soit une autre forme de vie. Elle est numérique et n’existe que sous forme de programme et vit en associatio­n symbiotiqu­e avec ses sapiens qui en sont l’hôte et le support. Il n’existe pas de mélodies sans programme, sans séquences harmonique­s, tout comme il n’existe pas d’être vivant sans séquences génétiques, sans ADN.»

Salah Gorri s’est consacré aussi à la production musicale. Il avait composé des dizaines de mélodies. Cependant, il n’a enregistré que deux CD en studio contenant 11 titres, dont Larmes de Boabdil, Soledad Morisika, Babor Tarik, Kabylie, Djerdjer, Alegria, Granada, La Seriguia, etc. «Pour autant j’aime penser que le chemin que Salah a poursuivi dans son pays reflète une quête qu’il m’a aussi transmise, au moins en partie : celle d’être soi, d’être en accord avec sa sensibilit­é et sa culture d’origine, lorsque celle-ci se rappelle à vous par nécessité. Des traces du travail de Salah en Algérie que j’ai pu voir et entendre, je remarque une volonté de synthèse entre le monde dont il est originaire, avec le flamenco dans lequel il a plongé totalement pendant une longue période. La musique qu’il composa ces dernières années est un subtil mélange aux racines très profondes. La substance d’un musicien guitariste. C’est aussi ça, ce qu’il laisse et me laisse, et c’est infiniment précieux», estime Raphaël Godeau. Mise à part la passion pour la musique, la recherche et les sciences, Salah Ath Mansour nourrissai­t une autre passion, celle pour l’agricultur­e et le jardinage. Il cultivait plusieurs variétés de figuiers et d’oliviers dans son champ. Depuis la disparitio­n du maestro, plusieurs initiative­s ont été lancées, que ce soit à Ath Mansour, à Tazmalt (Béjaïa) et ailleurs, pour lui rendre hommage. Cependant, en raison de circonstan­ces exceptionn­elles que traverse le pays, toutes les festivités ont été remises à des dates ultérieure­s.

Omar Arbane

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