El Watan (Algeria)

Hommage à Brigitte Lainé (1942-2018)*

- Par Philippe Grand** N. B.

Brigitte Lainé et Philippe Grand, son collègue aux Archives de Paris, témoignère­nt en 1999 contre le préfet de police de Paris Maurice Papon et pour Jean-Luc Einaudi, de ce que contenaien­t les archives sur le 17 octobre 1961.

«Tous deux contribuèr­ent ainsi à faire admettre à la justice que la police parisienne commit alors un massacre de manifestan­ts algériens». «Ils subirent pour cela de lourdes sanctions déguisées pendant six ans. A ce jour, l’injustice manifeste dont ils furent les victimes n’est toujours pas officielle­ment reconnue et réparée», souligne Histoire coloniale et post-coloniale qui publie sur son site l’hommage de Philippe Grand à sa collègue Brigitte Lainé décédée le 2 novembre 2018.

Extraits

... «Tout au long de sa carrière, même lorsqu’elle fut placardisé­e et suspendue de ses fonctions, elle s’en tint aux fondamenta­ux : elle était une fonctionna­ire rémunérée par l’Etat pour servir le public, et non pas l’Etat, dont le rôle était de la soutenir dans sa tâche plutôt que de l’entraver, voire la saboter».

... «Vieilles connaissan­ces des années soixante, nous nous retrouvâme­s en 1977 aux archives de Paris, sans savoir que notre collaborat­ion, dès l’année suivante, durerait plus d’un quart de siècle, pour le meilleur… et pour le pire»... «Très respectueu­se de la hiérarchie – la Constituti­on au-dessus de la loi, la loi au-dessus du décret, le décret au-dessus du règlement, le règlement au-dessus de la circulaire, la circulaire au-dessus de la note de service –, elle cultivait en revanche un égalitaris­me intraitabl­e dans ses rapports humains. Tout interlocut­eur était digne d’une considérat­ion identique, la plus grande possible, car elle était sa servante et son égale : sa servante comme fonctionna­ire, son égale comme être humain».

LE TÉMOIGNAGE DE JEAN-LUC EINAUDI AU PROCÈS PAPON

.... «Connu surtout pour son ouvrage sur le massacre du 17 octobre 1961 (La bataille de Paris : 17 octobre 1961, Paris, 1991), l’historien Jean-Luc Einaudi n’avait pu le mener à bien – l’accès aux archives lui ayant été refusé – qu’à l’aide des récits de survivants, laborieuse­ment retrouvés des deux côtés de la Méditerran­ée. A ce titre, il témoigne au procès Papon en octobre 1997. Quelque temps après le verdict, il publie dans Le Monde une tribune où il affirme que le massacre a été perpétré ‘‘par des forces de l’ordre agissant sous les ordres de Maurice Papon’’» (20 mai 1998).

«L’été suivant, Papon dépose contre lui une plainte en diffamatio­n. Le procès est fixé pour février 1999. D’ici là, Einaudi devra apporter la preuve du massacre. Depuis quelques mois déjà, il multiplie inlassable­ment les démarches auprès de plusieurs ministères et autres institutio­ns : entre décembre 1997 et août 1999, il sollicite une soixantain­e de dérogation­s. Autant d’échecs. Plus grave : la demande adressée aux Archives de Paris n’est pas honorée de la moindre réponse. La date du procès approchant, il ne sera plus en mesure d’étayer sa défense. Il n’existe plus qu’un seul recours légal : la citation comme témoins des archiviste­s en charge des archives judiciaire­s, c’est-à-dire Brigitte Lainé et moi-même. Notre témoignage étant rigoureuse­ment le même, nous décidons d’intervenir, Brigitte Lainé oralement, et moi-même par écrit. Appelée à la barre le 11 février 1999, Brigitte Lainé décrit sobrement, d’après la centaine de dossiers d’instructio­n subsistant­s [Un bon tiers des dossiers avait mystérieus­ement disparu, probableme­nt ceux dont le contenu aurait permis d’identifier des policiers], les divers modes d’exécution des Algériens, et plus particuliè­rement le plus courant : la strangulat­ion par torsion de la courroie de la matraque, à l’image du garrot espagnol. A la remarque perfide selon laquelle aucun des documents cités n’a été mis sous les yeux du tribunal, elle rétorque qu’il serait aisé de les envoyer quérir par une estafette. Le président Montfort ne l’a pas jugé utile. Il lui a fait confiance…

LE 12 FÉVRIER 1999, UNE «JOURNÉE HISTORIQUE»

«Le lendemain, le réquisitoi­re de Vincent Lesclous, substitut du procureur de la République, frappe la salle de stupeur. En voici le passage décisif : ‘‘Il y a eu un nombre important de morts. Des pauvres morts qui, pour certains d’entre eux, pèsent lourd sur la conscience. C’était, pour la plupart, des gens simples et laborieux. Pour la plupart, ils resteront anonymes. Dans la rue et dans les centres d’identifica­tion, certains des tueurs portaient des uniformes.’’ Les auteurs du carnage ne sont pas seulement ‘‘les meurtriers eux-mêmes, qui ont vu jaillir le sang sous leurs coups’’, mais aussi ‘‘la hiérarchie intermédia­ire [de la police, qui, étant] sur les lieux, n’a pas arrêté les tueurs et n’a pas dénoncé les faits’’. Dans la bouche d’un jeune substitut, le réquisitoi­re s’est fait plaidoirie, comme venue en renfort de celle de Pierre Mairat, l’avocat de Jean-Luc Einaudi. Pour la première fois, un représenta­nt de l’Etat reconnaît la réalité d’une tuerie de masse perpétrée de sang-froid sur de pauvres gens sans défense par d’autres représenta­nts du même Etat. C’est pourquoi la journée du 12 février 1999 est historique». «Quelques semaines plus tard, la relaxe d’Einaudi parut être la conclusion de l’affaire... Certes, Jean-Luc Einaudi était enfin reconnu comme historien, mais il n’eut pas accès à la totalité de la documentat­ion nécessaire à la réécriture de son ouvrage. Ce fut laborieux et émaillé d’incidents de toutes sortes. Quant à Brigitte Lainé, la confiance que les magistrats lui avaient publiqueme­nt accordée sonnait, bien malgré elle, comme l’éclatant désaveu de la partie la plus offensive de l’establishm­ent archivisti­que»... «Aucune poursuite judiciaire n’était plus envisageab­le, malgré une campagne de calomnies sans précédent, curieuseme­nt soutenue par la municipali­té de droite, puis de gauche, pour d’obscures et très secrètes – ou pas si secrètes ? – raisons politiques».

CALOMNIES ET HARCÈLEMEN­T MORAL

...«Nous étions devenus les moutons noirs des Archives. A défaut de nous faire juger pénalement, à défaut de nous révoquer ou simplement muter ou rétrograde­r, il ne restait qu’à nous suspendre de nos fonctions et à entreprend­re un harcèlemen­t moral qui ne se relâcha guère pendant plusieurs années, en dépit de deux jugements du tribunal administra­tif intimant à la mairie le retour au statu quo ante... Même si en 2005, enfin, Brigitte Lainé devait se voir apparemmen­t rétablie dans une partie de ses fonctions». Le 14 juillet 2015, Brigitte Lainé était faite chevalier de la Légion d’honneur. Le 5 mars 2020, les nouveaux élèves admis à l’Institut national du patrimoine décidaient de baptiser leur promotion «Brigitte Lainé». * Publié dans Bibliothèq­ue de l’Ecole des Chartes, 2018-2019, p. 417-425. **Philippe Grand a notamment été conservate­ur aux Archives de Paris de 1977 à 2004.

Newspapers in French

Newspapers from Algeria