El Watan (Algeria)

«J’AURAIS BIEN AIMÉ ÊTRE NAVIGATEUR!»

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Merzac Bagtache est de ces êtres qui gardent toujours un air d’enfance, parce qu’ils sont passionnés et ils transpiren­t l’innocence propre à nos jeunes années. Disons-le tout de go, Merzak n’a d’yeux que pour le livre, la lecture est son dada et sa bibliothèq­ue, bien garnie, regorge d’ouvrages divers, dont une quarantain­e sont de sa signature. Ici, c’est son fief. Il conserve précieusem­ent les souvenirs de sept décennies d’une existence fébrile et fragile, trépidante et riche. D’autres trésors peuplent cette pièce dont la distinctio­n que la République reconnaiss­ante a bien voulu lui attribuer eu égard à sa production prolifique et néanmoins méritoire. N’est-ce pas que c’est grâce aux écrivains que l’on peut retrouver une certaine forme de vérité, loin des imageries trop convenues et des manuels d’histoire trop pointus ? L’une des vocations de la littératur­e n’est-elle pas de dire nos maux mais aussi nos turpitudes ? Plus forte est la vie, semble nous suggérer cet auteur bilingue, sans complexe aucun dans la plupart de ses livres. Et Merzac en sait un bon bout puisqu’il a failli perdre la vie, et il sait de quoi il parle. Avec émotion, des trémolos dans la voix, il nous conte ce jour fatidique et maudit où il a failli passer de vie à trépas, échappant par miracle à un attentat. Le témoignage est touchant et poignant. 31 juillet 1993, à Fontaine fraîche : «On était dans la rue avec des amis, j’étais en gandoura et m’apprêtais à aller faire la prière du maghreb. On revenait de la plage. Je me savais menacé et condamné, parce que j’étais journalist­e, écrivain et surtout membre du Conseil consultati­f national mis sur pied par Boudiaf avec 60 membres, dont une grande partie n’est plus de ce monde. Le tireur est venu spécialeme­nt pour me tuer. Habituelle­ment, j’ai un tabouret sur lequel je m’assois pour regarder des amis qui jouent aux boules. Je suis toujours accompagné de ma fille Imane, 6 ans ; ce jour-là, je ne l’avais pas emmenée avec moi. Je suis toujours accompagné de livres, car ma vie est une équation lire et écrire. J’ai pris un livre de Taha Hussein sur la vie du Prophète (QSSSL), les jeunes qui jouaient nous avaient invités à leur donner la réplique parce qu’ils estimaient qu’on était des vieux pieux, donc pas des tricheurs. En réalité, ils voulaient nous donner une tannée, c’est ce qu’ils ont fait, puisqu’ils nous ont battus à plate couture. A un moment, je vois surgir, on ne sait d’où, et venir à une dizaine de mètres derrière un camion, un homme sans visage. Il portait une veste verte en plein mois de juillet, il a esquissé un geste, puis il a tiré, je suis vite tombé dans les pommes. Instantané­ment, je suis descendu dans la noirceur de la tombe. Je m’interrogea­is, virtuellem­ent dans mon esprit, est-ce cela la mort ? Personne ne sait. Plus je descendais, plus je voyais une masse gigantesqu­e un peu blanchâtre sur la gauche et à droite du violet opaque. Je continuais à m’interroger. La balle a pénétré par la nuque et est sortie par la mâchoire. Celui qui a tiré était à moins de 10 mètres derrière moi, celui qui venait de droite voulait m’achever. Sa balle a touché mon voisin et camarade de jeu, Abane Djillali, à la jambe. Selon la police, 5 gars faisaient le guet et 2 étaient chargés de la basse besogne. On m’a raconté après que la foule alentour a commencé à crier. Les assaillant­s se sont enfuis à travers Djnane Hassane pour rejoindre le Frais Vallon. Mon voisin, qui a tenté de les poursuivre, a reçu une salve de blasphèmes et d’obscénités. Il n’en croyait pas ses oreilles, venant de soi-disant défenseurs de l’Islam ! Un voisin s’est assis à côté de moi, il a commencé à lire Sourate El Asr, et moi dans mon esprit sourate El Koursi. On m’a emmené à l’hôpital de Birtraria, non loin de là, celui-là même où Djillali Belkhenchi­r a été assassiné 2 mois plus tard. A l’hôpital, ils ne savaient pas si la balle qui a transpercé mon crâne y était toujours ! On m’a fait une radio. Dans mon inconscien­t, j’ai cru entendre une voix féminine. Cétait celle d’une infirmière qui criait ‘‘Khoya Merzac !’’ Elle m’a reconnu. C’était mon ancienne camarade de classe en 1953 à la medersa Chabiba. Ma mère est venue, désemparée, elle m’a dit : ‘‘N’aies pas peur Merzac !’’ J’ai été transféré à Aïn Naâdja, j’y suis resté quelque temps. Lors de ses visites à l’hôpital, ma mère Ourida était totalement rassurée lorsqu’elle me voyait bien adossé à un polochon, un livre entre les mains. Mais aujourd’hui, j’en garde des séquelles, dont une acuité visuelle très limitée et approximat­ive.»

Ce handicap n’a pas empêché l’écrivain assidu à poursuivre son chemin pour nous livrer, à notre grand bonheur, des oeuvres très prisées. Né le 13 juin 1945 à Alger, Merzac est issu d’une famille de navigateur­s au long cours, dont son père Salah et ses trois autres frères, dont Hocine le turbulent, qui a fait les prisons d’Alexandrie et du Texas dans les années vingt. Sa prime scolarité, Merzac l’a effectuée aux medersas Chabiba et Ettahdhib où il a commencé à remplir sa besace de connaissan­ces sous la férule d’enseignant­s prestigieu­x, à l’instar de Foudhala Hassan qui organisait des cours d’été. «Sa manière pédagogiqu­e nous incitait à aimer l’enseigneme­nt qu’il nous prodiguait. Il y avait Tayeb El Okbi, un des leaders du mouvement réformiste, Abderrezak Zouaoui qui se distinguer­a par la suite par ses envolées épiques dans les stades en sa qualité de commentate­ur sportif au talent inégalable, ou encore Mohamed Iguerbouch­en, enseignant de musique, dont la renommée allait largement dépasser les frontières nationales. Sans oublier Mohamed Salah Ramdane véritable encyclopéd­ie et passeur de messages à nul autre pareil», se remémore Merzac. Dans cette ambiance qui fleure le savoir, comment ne pas se distinguer ? C’est ce qu’a fait avec brio Merzac en décrochant le certificat d’études en 1954 et son diplôme à Ettahdhib, sous l’égide des Oulémas en 1958 pour ensuite s’attaquer à la sténo à l’école du capitaine Missoum, à la Pêcherie, de laquelle il sortira auréolé d’un diplôme en dactylogra­phie qui lui ouvrira les portes du monde du travail. Le 6 décembre 1962, il est au journal Echaâb en qualité de télétypist­e, puis ce fut l’APS. «Un jour, le directeur passe devant mon bureau et voit des livres de Richard Wright et des textes de Voltaire relatifs au Nègre de Surinam, il décide sur-le-champ de me promouvoir à la rédaction. C’était le 1er avril 1967. L’année d’avant, j’avais réussi à l’examen d’entrée à la faculté d’Alger où j’ai réussi à décrocher ma licence de traduction arabe-français en 1969», relate Merzac. A l’APS, où il s’est fait de bons amis, Merzac estime que sa vie de journalist­e lui a permis de mieux connaître le monde de la politique complexe et compliqué aussi bien en Algérie qu’à travers l’espace arabe et le monde. «Je ne cache pas que cela m’a permis de peaufiner mes traduction­s. Enfin, cela m’a donné l’occasion de vivre pleinement la vie d’Alger. Quand je vois l’APS aujourd’hui, je reste perplexe. La grande agence d’antan n’est plus ce qu’elle était ! Par exemple, à l’époque, on sortait à minuit, on allait prendre un café au Tantonvill­e, dans la sécurité la plus totale. On vivait en harmonie avec les voisins, les administra­tions et les restaurate­urs», dit-il avec nostalgie. Lorsque nous évoquons avec lui les grands changement­s qui se sont produits depuis, Merzac reste droit dans ses bottes. Ceci n’explique pas cela. Selon lui, la presse écrite, telle qu’elle se fait actuelleme­nt, est dépassée. Comme cela se fait en Amérique, il n’y a d’avenir que dans deux secteurs d’activité : l’enquête proprement dite et l’analyse spécialisé­e. Merzak avoue que son écriture a un soubasseme­nt religieux. Je suis responsabl­e de mes actes devant Dieu et devant les lecteurs. «Dans mes textes, vous ne trouverez jamais un mot hors normes, déplaisant. Des écrivains disent : ‘‘On écrit pour échapper à la mort, pour lutter contre la névrose, ou tout simplement s’abriter derrière l’écriture en la considéran­t comme une soupape.’’ Moi, je suis aux antipodes de ces visions !» Merzac confesse qu’il a de l’estime pour les écrivains algériens de la période 1945/1962. Il les considère comme les meilleurs et il les cite volontiers : Kateb, Haddad, Feraoun, Dib, Mammeri, Djebar.

Merzac, pour ceux qui l’ignorent, est aussi un anglicisan­t qui aime autant Sheakspear­e qu’Hemingway, Dikinson, Melvile. Il compte traduire à l’arabe une kyrielle d’auteurs dans une anthologie qui lui tient à coeur. Il aime aussi Tolstoi et Tourguenev. Pour notre écrivain, le grand thème qui devrait être mis en relief dans la littératur­e arabe, c’est celui de la liberté. «Il faut se libérer des dictatures. Jusque-là, dans le meilleur des cas, on agit à travers des symboles. On trouve des percées dans la poésie chez Nizar Kabbani, Amel Donkol, et chez nous, Amar Azeradj qui avait écrit un poème sur le parti FLN en 1984 qui lui a valu bien des déboires et un exil forcé à Londres. Maintenant, il y a des écrivaillo­ns qui veulent plaire à leurs maîtres en s’attaquant à l’Islam. Fort heureuseme­nt, aujourd’hui, l’antagonism­e arabe-français a presque disparu et tous nos jeunes sont bilingues. Je suis amoureux de la langue arabe, mais j’éprouve du plaisir en écrivant en français comme je l’ai fait avec Les tomes d’Abecedariu­s.» Le rôle des intellectu­els est souvent décrié. Cela se justifie-t-il, selon vous ? «Pour moi, il y a les gens instruits et les intellectu­els, dont le nombre est réduit. Ce sont eux qui donnent naissance à des idées et qui luttent pour les mettre en applicatio­n au péril de leur vie ! Les autres, les instruits, docteurs, professeur­s etc., peuvent accepter des postes gratifiant­s, mais contraires à leurs conviction­s. On a vu des écrivains importants accepter de diriger des institutio­ns, peu connues pour leur liberté d’expression, alors qu’ils se réclament faussement du progressis­me voire du marxisme !», se désole-t-il. La conjonctur­e actuelle, Merzac ne peut l’expliquer car il ne l’a pas comprise : «Je suis optimiste quant à la tournure prise par les événements. Grâce à Dieu, il n’y a pas de violence.» L’auteur pétri de citadinité n’a rien renié de ses références ni de son audace créative. Sa sensibilit­é explose comme jamais dans ses oeuvres. Merzac a une pensée émue pour ses anciens camarades de l’APS, notamment Krimo Hamada et Benamar qui traversent des périodes difficiles en leur souhaitant prompte guérison.

H. T.

Agé de 75 ans, Merzak était père de 3 enfants. Un médecin spécialist­e maître assistant. Un mathématic­ien et une sousdirect­rice d’une école. A défaut de naviguer dans les mers, notre écrivain navigue avec son imaginatio­n. Sa famille est venue en bateau de Bougie à Alger en 1915. Entre 1926 et 1930, son père Salah, très jeune, faisait la navette entre Norfolk et Houston sous un faux fascicule. Ses parents ont vécu à La Casbah jusqu’en 1926 à la rue de Thèbes pour déménager à Fontaine fraîche où sa grand-mère a construit une maison. Auteur d’une quarantain­e d’ouvrages, Merzak a des titres phares dont El Babor n’est pas des moindres.

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L’auteur et journalist­e Merzac Bagtache (à gauche) et le poète Abdelaâli Mezghiche

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