El Watan (Algeria)

Entre deuil et origine

L C’est une quête à la fois vibrante, tendre et émouvante à laquelle se voue Maïwenn, à la fois auteure et interprète du personnage de Neige, mère célibatair­e qui va retrouver le clan familial à la suite du décès de Emir, 93 ans, le grand-père algérien ad

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Ce grand-père algérien, bien que malade, a toujours incarné le pilier de la famille, celui qui va éveiller et révéler les origines ethniques de Neige et son algérianit­é longtemps refoulée aux côtés d’une mère maltraitan­te qui, elle, a toujours gommé ses racines algérienne­s. Neige ira jusqu’à effectuer un test ADN pour faire émerger la part algérienne de son identité. Le récit bascule harmonieus­ement entre rires et larmes, même si ADN demeure un drame à la fois puissant et inspiré. La force du récit résulte de la façon à la fois juste et crue, voire lyrique, dont le deuil est ici traité. L’autobiogra­phie, même si elle s’en défend, n’est jamais bien loin, Maïwenn a en effet enterré son regretté grand-père il y a 3 ans… mais le film demeure une fiction. Et le film est une forme d’hommage appuyé à cet aïeul ancien nationalis­te et communiste qui va transmettr­e à la petite fille des valeurs humanistes fortes qui vont de l’anti-colonialis­me à la défense de l’antiracism­e. Maïwenn raconte que grâce à Emir, elle a des années durant plongé dans les livres d’histoire sur l’Algérie et la littératur­e algérienne au point d’opter dans la vie pour la bi-nationalit­é. Aujourd’hui, elle se revendique des deux rives de la Méditerran­ée, mais surtout de cette Algérie dont elle a accompagné et soutenu le hirak, ce

ADN

mouvement populaire profond né en février 2019 et qui a modifié le rapport entre le peuple algérien et ses institutio­ns toujours décriées.

Après les succès de Polisse et Mon roi, Maïwenn préparait depuis quatre ans un film sur Madame du Barry qui demande temps et argent étant donné les moyens nécessaire­s pour reconstitu­er Versailles et ses costumes du XVIIe siècle. Ainsi son producteur lui demande de réaliser entretemps un «petit film» qui sera ADN, tourné en 3 semaines avec l’aide au scénario de Mathieu Demy qui vient lui aussi de connaître le deuil avec la disparitio­n de sa mère, Agnès Varda. Elle réunit un casting de premier ordre avec Fanny Ardant dans le rôle de la mère malfaisant­e, Dylan Robert dans celui du vieil Emir, Marine Vacht celui de la soeur, et s’adjoint les remarquabl­es talents que sont Caroline Chaniollea­u, Alain Françon, Florent Lacga, Henri Noël Tabary, Omar Marwan et bien sûr Maïwenn en interprète principale. Selon son habitude, elle tourne à 2 caméras et confie la structure de ses 150 heures de rushes à sa monteuse habituelle, Laure Gardette qui a su donner corps et âme à ADN. Elle raconte que sur les films de Maïwenn, elle a l’impression, face au matériel dont elle dispose, «d’être en train de dompter un animal sauvage. Il faut y aller doucement, la bête peut griffer très fort. On s’apprivoise, on se renifle, à un moment donné l’animal sauvage répond : on lui demande de se dresser, il se dresse, de s’asseoir il s’assoit, c’est un travail physique ! Devant mon écran, je bouge tout le temps, je suis avec les comédiens, je parle avec et comme eux. Pour être en phase avec ce drôle d’animal, il faut que je joue comme lui…». Ces propos de la monteuse ciblent les processus de création et de constructi­on tel qu’ils s’organisent chez Maïwenn. Qu’est-ce que mes parents m’ont transmis ? Qu’est-ce que mes grands-parents m’ont transmis, et qu’ai-je envie de transmettr­e à mon tour ? Comment l’histoire de nos origines rejaillit dans notre vie au quotidien ? Qu’est-ce que veut dire être d’origine de tel ou tel pays ? En quoi cela se traduit-il ? Ça passe par quoi ? Par les connaissan­ces de l’histoire ? Par la pratique de la langue ? Au fond, c’est à toutes ces questions que répond ADN avec des séquences qui convoquent parfois l’humour et la drôlerie, telle la scène de l’inhumation où la tribu houleuse s’affronte autour du cercueil, faut-il enterrer Emir selon le rite musulman alors qu’il était profondéme­nt laïque et républicai­n, ou manger du saucisson et chanter l’Internatio­nale ? Ainsi se noue une sorte de tragi-comédie non sur le deuil mais autour du deuil, cet instant-clé où se cristallis­ent les drames, les légendes, les nondits, les alliances et les rivalités d’une famille.

Quant aux motivation­s profondes qui ont inspiré Maïwenn à propos d’ADN, écoutons ses propres paroles prononcées pour le journal Le Monde en octobre dernier : «Plus je vieillissa­is, plus je prenais conscience qu’il manquait une case à ma constructi­on psychique ; certes, je savais d’où je venais et je n’ai pas découvert l’Algérie avec la mort de mon grand-père, enfant j’y allais souvent. Mais je ne connaissai­s rien en revanche de l’histoire de mes deux pays La France et l’Algérie et de leurs liens, au fond j’étais une enfant d’immigrés mais je ne parvenais pas à analyser ce que cela signifiait et la façon dont cela se manifestai­t chez moi. Cette méconnaiss­ance m’empêchait de comprendre à quel point j’étais héritière de cette histoire et de celle de mon grand-père, un homme engagé très à gauche, sensible au sort des plus faibles et qui s’indignait facilement et avec lequel je partageais pas mal de traits…». La scène du dénouement est un grand moment d’émotion générée par la voix du regretté Idir avec sa chanson Lettre à ma fille écrite par Grand Corps Malade. Selon Maïwenn elle-même, elle a signé avec ADN sa Madeleine de Proust.

Mouloud Mimoun

N. B. : le film doit ressortir en janvier 2021 s’il y a ouverture des salles …

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mais je ne parvenais pas à analyser ce que cela signifiait et la façon dont cela se manifestai­t chez moi ».
« J’étais une enfant d’immigrés mais je ne parvenais pas à analyser ce que cela signifiait et la façon dont cela se manifestai­t chez moi ».
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Maïwenn ( à droite, réalisatri­ce et actrice), Dylan Robert, Caroline Chaniollea­u, Fanny Ardant, HenriNoël Tabary, Louis Garrel, dans le film

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