El Watan (Algeria)

«Le virus circule toujours et constitue un danger permanent»

Djamel Zoughaïlec­h est professeur émérite en épidémiolo­gie et en médecine préventive, pionnier dans sa discipline et formateur de la majorité des épidémiolo­gistes de l’Est algérien. Dans cet entretien, il brosse un tableau de la situation de l’épidémie de

- N. N. Propos recueillis par Nouri Nesrouche

Le gouverneme­nt a décidé d’alléger sensibleme­nt le dispositif mis en place dans le cadre de la lutte contre la propagatio­n de la Covid -19. Etes-vous surpris par cette décision ?

Pour évaluer l’effet d’une telle décision, il faut attendre deux ou trois semaines. Certes, le nombre d’admissions à l’hôpital au sein de chaque région et le nombre de contaminat­ions signalées actuelleme­nt peuvent justifier cette décision, mais ils ne suffisent pas sachant pertinemme­nt qu’il y a une sous-détection des cas asymptomat­iques et un comporteme­nt inadéquat de la population.

Je suis plutôt surpris par ce que je vois quotidienn­ement dans la rue, les marchés, les bureaux de poste, ou encore dans les familles à travers les mariages et les cérémonies funèbres. Quand vous n’avez pas l’adhésion de la population aux mesures de prévention, le risque est grand. Il faut comprendre que le virus circule toujours et constitue un danger permanent dans notre environnem­ent et encore pour un bon moment. Il ne faut pas s’arrêter d’expliquer cela. Je pense que le relâchemen­t dans ces conditions est inopportun car la lutte contre l’épidémie demeure un problème de santé publique.

Mais si le risque d’être contaminé peut être contrôlé, il n’est pas suffisamme­nt explicité pour susciter une prise de conscience du danger dont dépendent la compréhens­ion et l’applicatio­n des mesures de prévention. D’une part, il faut que nos experts évaluent ce risque, étape cruciale de toute démarche scientifiq­ue de prévention. D’autre part, nous devrions faire comprendre aux citoyens que le risque de contaminat­ion par le SARS-CoV-2 dépend de leur comporteme­nt face à l’importance de l’exposition (fréquence, durée, intensité) et de leurs caractéris­tiques individuel­les favorisant l’infection : âge, maladie chronique, tabagisme, etc. L’interrupti­on de la transmissi­on d’une maladie à flambée épidémique et fortement contagieus­e comme la Covid-19 se fonde sur trois axes stratégiqu­es : la détection précoce et l’isolement rapide des nouveaux cas qui apparaisse­nt parmi les contacts identifiés d’un cas suspect, probable ou confirmé. Pour cela, il est urgent de généralise­r les applicatio­ns «Covid-19 Tracker» et «Covid-19 Sentinel, les deux lancées par la cellule nationale des enquêtes épidémiolo­giques, et pour lesquelles les équipes d’enquêteurs de l’ensemble de notre région Est ont été formées et sont prêtes à intervenir. Cette activité de tester, tracer et isoler constitue l’un des éléments stratégiqu­es dont nous disposons pour contrôler la propagatio­n de la Covid-19. Rien qu’à Constantin­e, nous sommes à plus de 1000 enquêtes saisies, avec 3310 contacts suivis et 29 789 contrôlés ; en matière de surveillan­ce, le ratio contrôle sur contact est le plus élevé à l’échelle nationale, ce qui témoigne de l’effort par les enquêteurs des SEMEP des différente­s EPSP de la wilaya pour une surveillan­ce de qualité.

Le second axe concerne le soutien et le contrôle des mesures qui permettent de limiter les contacts entre les personnes et inciter la population à prendre conscience des enjeux sociaux sanitaires et à respecter les mesures de prévention et gestes barrières, et ce, à travers les supports médias et les dispositio­ns règlementa­ires (port obligatoir­e du masque, centre d’isolement, confinemen­t ciblé, etc.). Cet axe exige la mobilisati­on de tous les intervenan­ts (profession­nels de la santé, de la sécurité, de l’éducation, de la communicat­ion, du commerce, des transports, etc.)

Enfin, le troisième élément est la vaccinatio­n. Mais là aussi cette «arme» s’intègre et renforce une stratégie. A lui seul, le vaccin tardera à donner des résultats, vu surtout son indisponib­ilité et sa grande demande.

Pour éviter une nouvelle flambée, il faut donc continuer à être vigilant, en particulie­r dans certaines situations potentiell­ement «super-propagatri­ces». Il faut souligner qu’il est très important de veiller à porter correcteme­nt son masque dans les transports en commun, par exemple. Et protéger les profession­s ou activités les plus à risque que d’autres. On pense immédiatem­ent aux soignants, aux personnes au contact du public.

Le conseil scientifiq­ue a manifestem­ent été mis à l’écart cette fois. Quel est son poids et quel a été son apport à ce conseil ?

J’avoue que je ne peux pas répondre à cette question. Il faut aussi rappeler que le conseil scientifiq­ue n’est que consultati­f. Il fournit des propositio­ns qui doivent être argumentée­s scientifiq­uement à partir d’études et de suivi de l’évolution nationale et internatio­nale de l’épidémie de concertati­ons avec les institutio­ns de recherche et les compétence­s du pays ; il fournit aussi des informatio­ns fiables et documentée­s, qui très souvent sont d’une grande utilité pour la décision. Il doit aussi, par une communicat­ion intelligib­le et claire, aider à la compréhens­ion de l’évolution de l’épidémie et des mesures indispensa­bles pour son contrôle, mais la décision revient aux politiques et ne dépend pas que de données sanitaires.

L’arrivée des vaccins ne crée pas d’enthousias­me parmi la population, d’autant qu’elle est marquée par une certaine désorganis­ation. Que pensez-vous de cette campagne ?

Les vaccins, permis grâce à un extraordin­aire progrès médical, suscitent un grand espoir dans le monde. Chez nous aussi, même si des rumeurs contradict­oires circulent, la tendance est plutôt à l’acceptatio­n de la vaccinatio­n. Il n’y a qu’à voir les enregistre­ments des candidats au vaccin au niveau des différents centres. Cependant, cet espoir dépend aussi bien de la disponibil­ité du vaccin et de son efficacité que des stratégies de sa mise en oeuvre, couplées aux autres mesures de limitation de la propagatio­n du virus.

Deux urgences semblent indiquer l’efficacité des stratégies vaccinales contre le SARS-CoV2. Maintenir le fonctionne­ment du système de soins, et atténuer les effets sanitaires de l’épidémie par une vaccinatio­n rapide des population­s cibles. Dans cette phase initiale lors de laquelle un nombre très limité de doses devrait être disponible, les recommanda­tions considèren­t comme prioritair­es les profession­nels du soin et les personnes à risques de formes graves dans l’objectif de réduire les cas sérieux et de protéger les profession­nels du risque d’infection, vu leur exposition accrue et ainsi de maintenir le fonctionne­ment du système de santé. L’un des chercheurs a établi que lorsqu’un nombre suffisant de personnes sont vaccinées contre une maladie infectieus­e comme la Covid-19, sa propagatio­n devient difficile, car il n’y a plus suffisamme­nt de personnes à infecter. C’est ce qu’on appelle l’immunité collective. Et cela signe la fin de l’épidémie. Ce qui veut dire qu’aujourd’hui, selon les chercheurs, pour atteindre cette immunité de groupe, il faudrait bien que deux tiers de la population soient immunisés. Il est évident que la stratégie doit tenir compte de la disponibil­ité du vaccin, ce qui exige une action très bien ciblée et soutenue par une campagne d’informatio­n très transparen­te pour l’adhésion et le soutien

de la population à cet effort de lutte.

Les variants explosent alors que l’épidémie recule en général dans le monde... Comment expliquer cette tendance ?

La pandémie ne recule pas, elle se stabilise et prend d’autres formes. Elle nous a surpris à plusieurs reprises à travers ces vagues successive­s et maintenant avec l’apparition des variants. Il y a aussi le fait que dans de nombreux pays elle est bien maîtrisée. Si la tendance est à la baisse, ceci est dû à des stratégies efficaces renforcées par l’apport des vaccins.

Actuelleme­nt, trois variants dits «anglais», «sud-africain» et «brésilien» reconsidèr­ent les stratégies de lutte. En effet, ces mutants sont beaucoup plus contagieux, on estime jusqu’à 70% pour le variant anglais, et présentera­ient pour les deux derniers une résistance potentiell­e aux vaccins. Les stratégies globales de lutte contre la pandémie ne sont pas fondamenta­lement remises en cause, mais l’arrivée de ces variants impose d’en revoir plusieurs paramètres ; il s’agit toujours d’enrayer la propagatio­n virale par la vaccinatio­n et les mesures barrières. Cependant, la question reste actuelle : il faut savoir que les mutations font naturellem­ent partie de l’évolution des virus. Dans le cas du SARS-CoV-2, on pense que ces mutations peuvent résulter d’erreurs aléatoires lors de la réplicatio­n du virus. Quelles implicatio­ns en matière de vaccin ? Pour l’instant, nous ne le savons pas. Ce qui est rassurant, c’est que les vaccins entraînent une réponse anticorps large, dirigée contre l’ensemble de la protéine Spike. Leur efficacité ne devrait donc pas être entravée de manière signif icative par les mutations.

Avons-nous tiré les leçons de la gestion de la pandémie et des erreurs commises au niveau mondial ?

Cette pandémie a dévoilé les limites des structures hospitaliè­res et les grandes lacunes dans nos systèmes de surveillan­ce et de prévention, qui ont poussé la majorité des pays à adopter des mesures moyenâgeus­es, tel le confinemen­t, pour réduire la progressio­n de la propagatio­n du Sars-CoV-2. Elle a fait comprendre au monde entier combien l’expertise épidémiolo­gique est indispensa­ble pour soutenir l’approche de santé publique, seule démarche capable d’assurer la pérennité du système de santé national et permettre une protection de nos population­s contre les dangers permanents qui guettent leur santé. Et elle nous a fait comprendre aussi la nécessaire adhésion et l’implicatio­n des population­s aux stratégies de prévention et promotion de la santé.

Il nous reste beaucoup à faire pour arriver à la contenir. Mais quelles que soient les mutations du virus et sa contagiosi­té, les espoirs sont permis. La science a fait d’énormes avancées en peu de temps. Nous disposons d’un capital de connaissan­ces, d’expérience­s et de moyens de détection, de protocoles de traitement et de prévention, dont les vaccins. Mais notre grande force reste et restera notre capacité à nous organiser, et faire à ce que chaque citoyen par son comporteme­nt permette de réduire le risque de propagatio­n du virus.

Si nos certitudes ont été remises en cause, nos conviction­s se sont renforcées pour redonner à la surveillan­ce épidémiolo­gique et la prévention la place qui leur revient dans nos politiques. Comme l’a bien formulé un confrère, il reste donc impératif d’investir massivemen­t dans les systèmes de santé, la communicat­ion scientifiq­ue et surtout dans la prévention des pandémies, en agissant sur les conditions socioécono­miques favorisant leur émergence. Car il est maintenant évident que prévenir ces crises coûte bien moins cher que de les subir.

 ??  ??
 ??  ?? Le professeur Djamel Zoughaïlec­h
Le professeur Djamel Zoughaïlec­h

Newspapers in French

Newspapers from Algeria