El Watan (Algeria)

«Le hirak compte sur ce qu’il y a de meilleur en Algérie»

- LIRE L’ENTRETIEN RÉALISÉ PAR MADJID MAKEDHI

Le sociologue Nacer Djabi analyse ici la nouvelle donne induite par le retour du hirak, près d’une année après la suspension des marches en raison de la situation sanitaire. Toujours présent sur le terrain et en tant qu’observateu­r avisé, il affirme que le système ne sortira pas de cette crise, malgré toutes les manoeuvres auxquelles il recourt. Le hirak a repris sa mobilisati­on avec des marches ayant drainé des milliers de personnes. Que signifie, selon vous, ce retour des Algériens dans la rue après près d’une année de suspension des marches en raison de la pandémie de Covid-19 ?

Le retour des marches populaires, qui était prévisible, reflète la déterminat­ion des Algériens à défendre leurs revendicat­ions. Ils sont convaincus que celles-ci ne sont toujours pas satisfaite­s. Il faut rappeler ici que ce sont eux qui ont décidé de suspendre les marches en raison de la situation sanitaire difficile qui a prévalu en 2020. Mais ils n’ont pas arrêté de revendique­r leurs droits politiques, même s’ils ont fait preuve de sagesse en changeant leur stratégie de revendicat­ion pendant une année. Le retour des marches intervient après l’améliorati­on de la situation sanitaire, tout en gardant leur caractère pacifique, national et populaire. La nouveauté, cette fois, est qu’à Alger, les marches ont vu la participat­ion de seulement les habitants de la capitale ; nous n’avons pas vu l’arrivée du nombre important de manifestan­ts des autres wilayas, notamment de la Kabylie, qui avait l’habitude de prendre part à ces marches à Alger. En général, les marches ont sauvegardé leur cachet sociologiq­ue et démographi­que reflétant avec fidélité la spécificit­é de la société algérienne.

Certes, nous avons remarqué moins de présence des familles et de la femme, qui s’explique, peut-être, par la peur de la forte présence sécuritair­e et la crainte de la répression, comme cela été le cas à Oran et dans les villes où il n’y a pas eu une forte mobilisati­on.

L’autre fait marquant de ce retour du hirak est la présence de certaines catégories, dont les jeunes, des vieux et des catégories intermédia­ires, ainsi que des résidents de certains quartiers et des groupes politiques organisés qui avaient quitté le hirak avant la suspension des marches. Ces derniers semblent convaincus que les solutions auxquelles ils croyaient ne tiennent plus la route. Certains de ces groupes seraient à l’origine de quelques slogans qui n’ont pas fait consensus chez les hirakistes. Mais globalemen­t, le hirak a maintenu l’âme de ses revendicat­ions, appelant à la rupture avec le système, à défendre les libertés politiques, à réclamer l’ouverture du champ audiovisue­l et l’indépendan­ce de la justice… Nous sommes donc devant une nouvelle étape qui appelle à un changement de paradigme en vue de cueillir le fruit de cette révolution populaire pour le bien du pays et des Algériens. Car le hirak reste un moment historique qu’il faut exploiter positiveme­nt pour fonder un Etat national fort.

Le pouvoir a joué ces derniers jours la carte de la peur en agitant à la fois l’épouvantai­l du terrorisme et de la récupérati­on islamistes. Pourquoi cette carte n’a-t-elle pas eu d’effet sur le mouvement ?

Cette carte est trop vieille, elle est dépassée. Elle est vouée à l’échec, comme c’était le cas par le passé, en dépit du fait qu’elle pourrait freiner, pour un moment, la solution attendue et espérée par les Algériens. La même carte a été expériment­ée par le régime durant la première année du hirak, en jouant sur les points faibles de la société algérienne, au lieu de valoriser ses points forts. Car toute société dispose de forces et faiblesses. Le régime a exploité le fait que les Algériens ne se connaissen­t pas suffisamme­nt ainsi que les divisions des élites intellectu­elles et politiques. Il a aussi attisé certains signes de régionalis­me, qui sont toujours présents dans un pays aussi vaste que l’Algérie. Là aussi, il faut souligner que les Algériens qui ont commencé, avec le temps, à se connaître, en faisant des mariages mixtes, en étudiant et en vivant ensemble, sont en passe de donner naissance à une société moderne grâce à une grande homogénéit­é démographi­que et culturelle. Et cela va à contresens de ce que veut le système, qui sème encore les germes de la division pour réaliser ses propres calculs politiques. Cette attitude démontre que ce système devient un danger pour l’Algérie, pour les Algériens et pour l’Etat national luimême, qui a été reconquis par les Algériens en 1962.

Deux ans après le 22 février 2019, comment évaluez-vous la situation socio-politique du pays ?

La situation économique et sociale, compte tenu de nombreux indicateur­s, en particulie­r la situation financière et la logique rentière, risque de connaître encore des difficulté­s sur le court et le moyen termes. Je dirai dans deux à trois ans au plus tard. De ce fait, l’enjeu social est susceptibl­e de devenir encore plus présent au niveau du hirak qui vient d’inaugurer sa troisième année, à l’image de ce qui s’est produit dans de nombreuses expérience­s arabes, dont la Tunisie, le Liban, l’Irak, etc. L’émergence de l’enjeu social peut peser sur la sociologie des marches et influer sur la nature des slogans et l’intensité des manifestat­ions, surtout avec l’arrivée de nouvelles catégories et groupes sociaux qui ont rejoint le hirak au niveau national. Pour le pouvoir, la gestion des affaires publiques risque d’être plus compliquée, car elle est toujours fondée sur la logique rentière au moment où les ressources financière­s se raréfient. Malgré ce fait, le pouvoir garde la même culture, comme si la rente est toujours présente. Au moment où le mouvement croit encore que le début de la solution – le bout du fil, comme on dit – se situe au niveau politique et au niveau du système rentier au sein duquel se chevauchen­t le politique et l’économique. Jusque-là, le hirak, tout en mettant en avant ses revendicat­ions politiques, prenait aussi en compte la situation économique et sociale, qui se détériore davantage en l’absence quasi totale de solutions sérieuses.

Certains pensent que le système a réussi à dépasser le «choc» provoqué par le hirak du 22 février 2019 et a pu se maintenir. Est-ce vraiment le cas ?

Je ne pense pas que cette idée soit correcte. On constate exactement le contraire. Le régime n’est pas encore sorti de la crise provoquée par le mouvement populaire. De mon point de vue, il n’en sortira pas. Après la réussite du hirak à rejeter le 5e mandat et le démantèlem­ent de l’élite politique officielle suite à la mise à l’écart de Bouteflika, la crise du système s’est aggravée. Elle s’est manifestée aux plus hauts niveaux politique et institutio­nnel – cela est prouvé par la situation des partis au pouvoir, du Parlement et de nombreuses institutio­ns, y compris la Présidence – ainsi qu’au niveau du discours et les élites politiques dont la légitimité est complèteme­nt remise en cause. Cette situation a amené de nombreux centres de décision à chercher le renouvelle­ment de ces élites et à les remplacer par d’autres. Mais sans succès jusqu’à présent. De mon point de vue, le hirak a mis fin à la légitimité de tout le système politique que nous connaisson­s depuis 1962. Il a porté un dernier coup à ce système qui est en train de chanceler, avant de tomber. Ce processus pourrait perdurer et provoquer des désastres si on n’arrive pas enterrer ce système rapidement, pour en construire un nouveau. Il est, en tout cas, dans l’intérêt des Algériens de s’accorder sur sa rapide édificatio­n, compte tenu des circonstan­ces internatio­nales et régionales instables. L’occasion est historique pour les Algériens afin de mettre en place des institutio­ns civiles que réclame le peuple et éviter tous les dangers qui guettent le pays. Ce hirak est un point de rupture avec le processus historique, qu’il faut exploiter pour faire un saut qualitatif en comptant sur les compétence­s existantes au sein de la société que le régime a rejetées des années durant. Ce même système a mis en place des institutio­ns fermées qui ont conduit finalement à son étouffemen­t. Elles risquent désormais d’étouffer tout le pays.

Quels sont, selon vous, les points forts et les points faibles du hirak ?

Le mouvement est un moment historique important dans la vie de l’Algérie et des Algériens, sur lequel il faut s’appuyer pour réaliser un départ vers un avenir meilleur et rompre avec les nombreux aspects négatifs du passé. Et cela aux niveaux intellectu­el, idéologiqu­e, institutio­nnel et sociologiq­ue. Le hirak a compté sur ce qu’il y a de meilleur en Algérie : la jeunesse, les classes moyennes formées, les femmes instruites et qualifiées, comme l’indiquent les dernières statistiqu­es évoquant le pourcentag­e de femmes ingénieurs en Algérie, des citadins devenus majoritair­es sur le plan démographi­que et de la diaspora. En revanche, le régime tente toujours d’exploiter les faiblesses de la société, dont des poches d’analphabét­isme chez les personnes âgées et chez certaines personnes des zones rurales, qui n’ont pas bénéficié des transforma­tions profondes réalisées par l’Etat national que le système politique n’a pas pu gérer positiveme­nt, etc. Certains courants populistes et d’extrême droite apparaisse­nt par moment pour se dresser devant ces transforma­tions réalisées par l’Algérie et exprimées par le hirak. Ces mouvements essaient de revenir à une lecture ethnique de l’histoire et de se concentrer sur nos faiblesses en tant que société. La réussite du mouvement populaire en se focalisant sur ces forces et en les valorisant et sa capacité à les gérer avec une intelligen­ce collective en mesure de résoudre ces problèmes et d’aider l’Algérie à sortir de la situation actuelle.

Comment imaginez-vous la suite des événements en Algérie après le retour de la pression populaire ?

Le régime, avec sa gestion, sa culture politique et ses élites corrompues et incompéten­tes, peut freiner les solutions réclamées par les Algériens. Nous risquons de payer le prix fort de cet entêtement. Mais le hirak gagnera, car il fonctionne selon la logique de l’histoire, grâce à la jeunesse, le savoir, de la qualificat­ion et de l’ouverture qui sont fortement présentes chez les Algériens, comme nous le constatons sur le terrain.

 ??  ?? NACER DJABI. Sociologue
NACER DJABI. Sociologue
 ??  ?? Nacer Djabi
Nacer Djabi

Newspapers in French

Newspapers from Algeria