El Watan (Algeria)

La parabole fraternell­e de Robert Namia

Il y a encore beaucoup à découvrir de la trajectoir­e d’hommes et de femmes qui se sont engagés moralement ou physiqueme­nt pour la cause de la Libération nationale. Parmi eux, un homme de média oublié : Robert Namia. Lui qui a passé sa carrière dans les co

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Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ce manuscrit et à le publier en Algérie plutôt qu’en France ?

L’audace du propos et de l’écriture de Robert Namia lui donnait toute sa place dans les

Petits inédits maghrébins, cette collection des très courageuse­s éditions EL Kalima qui s’emploie à rendre accessible­s bien des textes méconnus. A travers des abonnement­s annuels et une diffusion associativ­e, un public attentif de lecteurs français peut lui aussi suivre ses publicatio­ns et ne manquera pas d’être sensible à la singulière qualité de ce scénario. J’avais déjà croisé dans mes recherches la figure de Namia, qui m’était apparue comme l’une des plus intéressan­tes de la jeunesse artistique et militante de l’Alger des années 1930. C’est avec Rabah Oussidhoum, mort au front en 1938, l’un des rares natifs d’Algérie à s’être engagé en Espagne dans les Brigades internatio­nales. Comme juif et communiste, Robert Namia a aussi connu, sous le régime de Vichy, l’emprisonne­ment à Barberouss­e puis à Djenien-Bou-Rezg. Et, du premier Alger Républicai­n à Révolution africaine et au Nouvel Obs, son talent de graphiste de presse aura marqué de sa modernité tout un pan de notre culture politique et visuelle. Quand j’ai retrouvé ce texte de lui, oublié depuis près d’un demi-siècle dans ses archives, j’ai été frappé par la manière rare dont cette parabole mêle l’onirique au réel dans une utopie où la fraternité d’une relation d’homme à homme finit par s’imposer, envers et contre l’horreur sans précédent de la guerre d’Algérie.

Qu’apporte de plus ce petit texte de Robert Namia à la compréhens­ion de la guerre d’Algérie, destiné non pas à être lu seulement mais à aboutir en version filmique ?

Anticipant en effet un tournage, Namia a mis son exceptionn­el sens visuel à imaginer le jeu quasi muet des regards et des gestes qui tissent la relation entre les deux adversaire­s et leur rapport au paysage vertigineu­x du djebel. Sur le fond, ce qui commence comme une sinistre «corvée de bois» où l’on s’attendrait à ce que le

«para» exécute son prisonnier, finit par rejoindre la trajectoir­e d’un film comme Avoir vingt ans dans les Aurès, de René Vautier (inspiré par le récit vécu de Nicolas Favrelière, Le

Désert à l’aube) où un jeune appelé, plutôt que d’achever son captif, choisit d’organiser leur commune évasion. Chez Namia, le récit touche cependant à une sorte de fantastiqu­e quand, après chacune des tentatives de l’un pour tuer l’autre, leur marche commune reprend comme si rien ne s’était passé et que ces deux adversaire­s découvraie­nt peu à peu qu’ils sont «condamnés à vivre ensemble». En se laissant en définitive guider par le «fellagha», le «para» fait donc plus qu’admettre la légitimité du combat d’émancipati­on de son compagnon, il va jusqu’à comprendre quelle richesse humaine comportait l’ancienne société mise à mal par la violence de la conquête et de la guerre, telle que la symbolise ce mythique village de «Guellala», où, pour lui aussi, la vie pourrait «recommence­r». Mais on peut aussi y voir, à rebours de la dureté de l’histoire réelle, comme le regret rétrospect­if d’une issue à cette guerre où la rupture avec la domination coloniale aurait su concilier tant l’autodéterm­ination par le plus grand nombre que les droits des diverses minorités nées sur cette même terre.

59 ans après le cessezle-feu du 19 mars 1962, ce scénario, qui n’avait pas pu aboutir dans les années 1970, pourrait-il aujourd’hui être mis en images ?

Il est sûr qu’une telle fable venait alors trop tard pour être acceptée, alors que les circonstan­ces avaient fait que l’Algérie indépendan­te s’était constituée sur une autre base et que, de La Bataille

d’Alger (1966) à Chronique

des années de braise (1975), toute une filmograph­ie avait déjà donné sa forme symbolique au récit du combat de Libération nationale. Mais d’une certaine manière, ce scénario venait aussi trop tôt, et le recul du temps permet d’en mieux comprendre le propos au vu des difficulté­s respective­s, largement héritées des épreuves et des choix des années 1954-1965, que les sociétés tant française qu’algérienne ont encore à faire place en leur sein à la diversité des origines, des parlers ou des croyances, trop souvent perçues, dans chacun des pays, comme une menace pour l’unité nationale. Il n’est pas sûr pour autant qu’il soit souhaitabl­e de «réaliser» aujourd’hui ce scénario tel qu’il a été écrit il y a plusieurs décennies. Mais il serait fort intéressan­t qu’un cinéaste actuel mêle avec talent le documentai­re et la fiction, pour à la fois mener une quête biographiq­ue sur ce personnage hors normes que fut Robert Namia et s’essayer, dans une sorte de making of critique, à donner à voir certaines au moins des séquences de son scénario. J’en lance ici l’idée...

L’idée de «communauté de destin» des protagonis­tes de la guerre d’Algérie estelle crédible ?

A vrai dire, il faut revenir à l’histoire si tragique de plus de cent ans d’une «colonisati­on de peuplement» qui, si elle a fait que naissent et vivent sur la même terre plusieurs génération­s d’origine musulmane, juive ou européenne, s’est imposée et perpétuée par la force des armes, l’expropriat­ion et un long déni de la citoyennet­é pour le plus grand nombre. Quant à l’indépendan­ce, encore en 1956, elle se voulait «installer une République démocratiq­ue et sociale garantissa­nt une véritable égalité entre tous les citoyens d’une même patrie, sans discrimina­tion». La surenchère finale des violences civiles, la pratique par l’OAS de la «terre brûlée» et la lutte interne pour le monopole politique ont fait qu’outre le départ des minorités européenne et juive, une définition étroitemen­t «arabo-musulmane» de l’algérianit­é et un système d’autorité se sont imposés en 1962 et, à plus d’un égard, perdurent encore. Pour autant, l’Algérie et la France restent liées dans une sorte de communauté partielle de destins, non seulement par le partage d’une langue et d’une culture qui furent celles du colonisate­ur, mais par le grand nombre de ceux et celles dont la trajectoir­e fait des «bi-nationaux» ou qui, en France, européens ou d’origine immigrée, conservent un lien réel ou mémoriel à l’Algérie. Les débats actuels le rappellent : aucune réconcilia­tion entre les deux pays, ne se fera sans une réelle volonté de vérité historique sur les aspects les plus contestabl­es de la colonisati­on et de la guerre. Mais le véritable apaisement se jouera à terme dans la capacité pour chacun de ces pays à ce que l’Etat de droit républicai­n, qu’il y soit à instaurer ou à réactiver en vue de plus de solidarité, trouve à y garantir dans le respect des règles communes le «vivreensem­ble» démocratiq­ue de toutes les composante­s de chaque société.

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