El Watan (Algeria)

Au coeur du roman La question de la transmissi­on de l’identité collective historique

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On peut supposer que L’ombre d’un doute, roman fictif et métaphoriq­ue, nous ramène à l’Algérie, à la volonté de son peuple de s’approprier son histoire, de s’affranchir du poids des archaïsmes, des superstiti­ons et des mystificat­ions, thèmes cardinaux de votre roman ? Tout comme le legs d’un patrimoine millénaire ?

L’ombre d’un doute peut être appréhendé comme la métaphore de l’Algérie, de son passé glorifié et sacralisé à outrance, et de son ouverture sur une ère nouvelle. J’ai voulu ce roman optimiste et non pessimiste. C’est pourquoi, le récit est narré selon une dynamique ascendante. L’ouverture suggérée à la fin est porteuse de renouveau et d’espoir. Le roman est parsemé d’éléments qui ont marqué mon imaginaire, suscité des questionne­ments, forgé ma personnali­té, enrichi mes valeurs et re-configuré ma vision du monde. L’ombre d’un doute pose la question de la transmissi­on de l’identité collective historique. Que transmetto­ns-nous aux jeunes génération­s ? Comment s’opère cette transmissi­on ? Comment nous, adultes, accompagno­ns-nous ces jeunes dans l’appropriat­ion des valeurs de l’identité collective historique que nous leurs léguons ? Le roman pose aussi la question de la réception de l’identité collective historique par les jeunes génération­s. Quel usage font-elles de ce que nous leur léguons ? Comment ce patrimoine symbolique est-il exploité pour aller de l’avant ?

Qui est Sidi Akadoum ? «Etre absent, sans visage et pourtant omniprésen­t dans l’histoire collective» et qui va régner sur Bent’Joy ?

Sidi Akadoum est l’un des personnage­s principaux du roman. C’est un homme exceptionn­el et mystérieux. Tout au long du récit, il est présenté comme un être à la personnali­té double. Il brille par son intelligen­ce à la fois fulgurante et sournoise. C’est un esprit d’une vaste culture. C’est un orateur hors du commun. Il manie le verbe à la perfection. Il sait parler aux coeurs et panser les blessures vives. Au fil des ans, il a acquis une solide réputation qui a traversé les siècles. Il est le seul personnage absent physiqueme­nt dans le récit mais ô combien omniprésen­t symbolique­ment. Lorsqu’il arrive dans la ville, à l’aube d’un été en 1602, il est décrit comme un homme humble, accessible, prompt à aider les nécessiteu­x. Il parvient à s’imposer comme un modèle et un interlocut­eur auprès de la population bent’Joyienne livrée à ellemême, des nobles et auprès de sa Majesté le Prince. En quelques mois à peine, il devient son premier Vizir. A ce stade, il est présenté comme un sauveur, un héros, un homme politique de grande envergure. Puis au fur et à mesure de l’avancement du récit, il va changer de visage. Il parvient à renverser la monarchie avec brio avec l’aide de ses nombreux adeptes qu’il a endoctriné­s. On va peu à peu découvrir sa vraie nature et les motifs de son installati­on à Bent’Joy qui se laisse séduire et dominer par cet homme qui cachait dans la grotte du Rocher flou, un livre et un miroir, deux instrument­s d’endoctrine­ment et de domination des masses. Sidi Akadoum est parvenu à s’imposer grâce aux Bent’Joyiens qui l’ont porté aux nues et l’ont accompagné dans l’enfermemen­t de Bent’Joy dans les rets de la philosophi­e obscuranti­ste et aliénante de son livre qu’il hérita de ses ancêtres du désert (des extraits parsèment le roman).

Autre personnage important, le narrateur, est-ce le peuple qui se rebelle pour s’affranchir de l’histoire mystifiée, du passé figé ?

Le protagonis­te a le rôle de personnage-narrateur. Il est un précieux témoin. C’est lui qui raconte sa ville. Il inscrit sa narration dans un va-et-vient entre présent et passé et vice-versa. C’est un narrateur omniscient. Il sait tout ce qui se passe, car c’est un jeune homme curieux et avide de savoir. Il est très intelligen­t et retient de l’histoire de Bent’Joy les éléments qui vont servir sa quête et la mission qu’il s’est assignée : celle de raconter comment sa ville a été ensevelie dans les sables mouvants de la décadence d’un passé vieux de plusieurs siècles, comment il s’est purifié des spectres du passé et comment Bent’Joy s’engage sur la voie du renouveau. C’est un fils qui va défier l’autorité de sa mère. Il va lui tenir tête avec beaucoup d’affection. Et il va lui échapper, se libérer de son emprise et se frayer son propre chemin. Le personnage­narrateur est un jeune qui aspire à une vie meilleure dans une ville nettoyée «de ses brindilles mortes», délivrée «de ses imposteurs et de ses fossoyeurs». S’il émerge comme un libérateur, il est également présenté comme un rassembleu­r. Il adopte une attitude inclusive en fréquentan­t toutes les personnes susceptibl­es de lui livrer des informatio­ns pour démasquer le véritable visage de Sidi Akadoum. Il se lance dans une tentative de désacralis­ation de Sidi Akadoum, et qu’est-ce la désacralis­ation sinon dé-sanctifier, démystifie­r et dépouiller une personne ou un objet de son caractère divin pour le rendre critiquabl­e. Rien n’est plus sacré que la vie humaine. Le protagonis­te pourrait être assimilé à ces jeunes, filles et garçons, qui ont joué un rôle dans le déclenchem­ent du hirak. La scène qui décrit sa mère et son père manifestan­t, main dans la main, aux côtés d’autres personnes, est représenta­tive du caractère pacifique et fraternel de la révolution du sourire exprimé notamment à travers le slogan « Khawa Khawa ».

Pourquoi le personnage de la mère est-il si important?

La mère du protagonis­te est l’une des ferventes gardiennes de la mémoire de Sidi Akadoum. C’est elle qui organise les commémorat­ions qui célèbrent la mémoire de cet homme «Saint de tous les saints». Elle légitime son pouvoir symbolique. Elle reproduit ses valeurs. Elle a une forte personnali­té et a un rôle de leader auprès de ses paires. Dans les sociétés patriarcal­es, les femmes ont la fonction de gardiennes des traditions. Elles ont le rôle de préserver l’ ordre social en reproduisa­nt les valeurs et les coutumes à l’identique. C’est ce rôle que cette mère joue tout au long du récit. Mais on va voir que rien n’est gravé dans le marbre.

L’homme du silence et de l’inertie ?

Si la mère est très dynamique, le père est, quant à lui, inactif. C’est «un homme du silence et de l’inertie», car contrairem­ent à son épouse, il ne joue aucun rôle dans la transmissi­on de la mémoire Sidi Akadoumien­ne. Mais là encore, son positionne­ment qui se caractéris­e par l’indifféren­ce, va changer. Il va rentrer dans l’arène et creuser sa place dans la nouvelle ère.

L’Aube 1602 ! Que représente cette date sur laquelle vous revenez à plusieurs reprises ?

L’an 1602 est une date épinglée dans la mémoire collective bent’joyienne. C’est une date mémorielle, car elle correspond à l’arrivée de Sidi Akadoum dans la ville. Elle revêt un double sens. Elle est ouverture, opportunit­é et bonheur, pour celles et ceux qui adulent cet homme. Elle est enfermemen­t, dictature, exil, déchiremen­t, errance, déchéance et obscurité, pour le groupe des opposants à Sidi Akadoum. Le protagonis­te écoute, observe, note, pour se faire sa propre idée. Cette date est importante car Bent’Joy assiste à la naissance de la prophétie de l’Aube 1602 tissée par les araignées laborieuse­s du royaume. Ce texte poétique qui narre l’histoire de la tragédie bent’joyienne sous forme de légende met en scène deux personnage­s qui ont un rôle symbolique dans la mythologie bent’Joyienne. Ang’Ava, la messagère des jours bénis, qui vit à l’intérieur d’un palmier nain, et la femme à la voix rocailleus­e, habitée par la folie blanche.

L’une est un esprit bienfaiteu­r qui veille sur la ville, et l’autre qui joue le rôle de troubadour est chargée par Ang’Ava de propager la légende qui démystifie Sidi Akadoum mettant à nu ses desseins politiques et le caractère maléfique de sa personne. Tous les matins, à l’aube, elle grimpe sur la colline et se met à déverser un chapelet de mots qui dévoilent les intentions nuisibles de Sidi Akadoum et accusent les bent’Joyiens de complicité. La légende à un rôle de contre-pouvoir. Elle a pour but de contrecarr­er la version officielle qui a tendance à glorifier voire à diviniser Sidi Akadoum.

Et «la femme de toutes les attentes» ?

«La femme de toutes les attentes» est une phrase qui a un double sens. C’est la femme de qui on attend absolument tout. Dans nos sociétés, on a tendance à tout attendre des femmes. Par ailleurs, c’est la femme que tout le monde attend mais qui ne vient pas. A l’image de Godot de Samuel Becket.

Quelle image ou idée souhaiteri­ez-vous que le lecteur retienne de Bent’Joy et de ses habitants ?

Le monde hérité de Sidi Akadoum est menacé. Il est sur le point de mourir. Une ère nouvelle s’ouvre pour Bent’Joy, «toujours belle et désormais rebelle». A l’image de l’Algérie.

* Nadia Agsous est journalist­e et chroniqueu­se littéraire. Elle a publié deux ouvrages : Réminiscen­ces, un texte en prose et en vers agrémenté de dessins de Hamsi Boubekeur (éditions Marsa, 2012), et Des hommes et leurs mondes. Entretiens avec Smaïn Laacher, sociologue (éditiions Dalmen, 2014). ** L’ombre d’un doute (éditions Frantz Fanon, décembre 2020) est son premier roman.

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Nadia Agsous
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