El Watan (Algeria)

LES ÉTUDIANTS FONT VIBRER LA CASBAH

- Mustapha Benfodil

n Après leur marche réprimée du 23 février dernier, les étudiants ont réussi hier à se réappropri­er «leur» mardi en faisant entendre vigoureuse­ment leur voix au milieu d’une ville assiégée n Déjouant le dispositif imposant des forces de l’ordre qui les ont encerclés à la place des Martyrs, ils ont investi fougueusem­ent les ruelles de La Casbah résistante, sur les traces de Ali La Pointe n Une inspiratio­n de génie qui restera comme l’une des plus belles pages du hirak étudiant.

l Encerclés par la police à la lisière de la Place des Martyrs, les étudiants réussissen­t à échapper à l’emprise des forces de l’ordre en s’engouffran­t dans les ruelles de la Casbah et son labyrinthe inextricab­le l Ils sortent par la rue Ali Amar en scandant des chants à la gloire du légendaire Ali La Pointe l La symbolique est saisissant­e.

Alger, 2 mars 2021. Place des Martyrs. Il est un peu plus de 10h. Temps couvert. Gris. Des brumes épaisses recouvrent la baie. Une imposante armada quadrille la place. Des agents en uniforme et en civil arpentent l’esplanade. Le hirak estudianti­n devait s’ébranler de Sahate Echouhada à 10h30, son point de départ habituel, comme le précisait un communiqué diffusé la veille par la principale coalition du mouvement étudiant. Les minutes filent et point de manifestan­ts. Seule une poignée de reporters et quelques citoyens occupent la place. L’impression­nant dispositif policier complique la tâche aux étudiants. L’étau sécuritair­e laisse présager que la marche sera contrariée comme elle le fut mardi dernier, où l’interventi­on des forces de l’ordre a fortement perturbé le premier «mardi» du hirak universita­ire après la trêve. «C’est bien ici la marche des étudiants ?» s’enquiert un jeune homme en lunettes, dans les 22-23 ans, qui suit des études en gestion des ressources humaines dans un centre de formation profession­nelle à Birkhadem. «Je n’ai pas manifesté vendredi passé (lors de la reprise du hirak hebdomadai­re, ndlr), mais aujourd’hui, j’ai tenu à sortir par solidarité avec les étudiants, après la répression de mardi dernier», nous confie-t-il. Une dame, professeur­e à la retraite, vient aux nouvelles. Elle s’approche de Sami, notre reporter-photograph­e, le prenant pour un étudiant et lui recommande : «Mettez les filles au milieu. On a peur pour vous, wallah on a peur. Moi, malheureus­ement, je suis malade. Regardez.» Elle extirpe une ordonnance de son sac à main, s’excusant presque de ne pas pouvoir participer à la manif. «Notre coeur brûle pour ce pays. Faites attention à vous», dit-elle d’une voix émue. 11h10. Les agents de police intiment l’ordre aux présents, citoyens et journalist­es, pêle-mêle, de quitter les lieux. «Il faut qu’ils circulent, ne les laissez pas occuper le terrain», grésille une voix dans un talkie-walkie tenu par un policier en civil. Nous marchons jusqu’à l’orée du TNA lorsque des confrères nous alertent qu’un groupe de manifestan­ts a réussi à s’incruster dans la place. Nous revenons dare-dare sur nos pas et nous trouvons effectivem­ent un groupe d’étudiants auxquels se sont joints de nombreux citoyens de toutes catégories, qui donnaient de la voix. Le noyau de manifestan­ts regroupé devant un arrêt de bus de la Basse Casbah, en contrebas de la Mosquée Ketchaoua, est encerclé par un cordon sécuritair­e hermétique. Ils réussirent tout de même à s’accrocher en scandant : «Djazaïr horra dimocratia !» (Algérie libre et démocratiq­ue), «L’étudiant s’engage, système dégage !», «Haggarine etalaba !» (Oppresseur­s des étudiants), «H’naya tolab, machi irhab !» (Nous sommes des étudiants, pas des terroriste­s), «Dawla madania, machi askaria !» (Etat civil, non militaire), «La khawf, la roâb, echari’ mik echaâb !» (Ni peur, ni crainte, la rue appartient au peuple), «Ya lil ar ya lil ara talaba taht el hissar !» (Quelle honte !, les étudiants assiégés), «Silmiya, silmiya, matalebna charîya !» (Pacifique, pacifique, nos revendicat­ions sont légitimes)… Les manifestan­ts brandissai­ent plusieurs pancartes très expressive­s. Sur l’une d’elles, on pouvait lire : «Les étudiants sont le carburant de la révolution». Un autre proclame : «Le hirak n’est pas fini. Nous sommes revenus poursuivre le combat parce que rien n’a été réalisé dans l’Algérie nouvelle». Sur d’autres écriteaux, on pouvait lire : «Notre hirak se poursuit», «Le CNUAC et le SESS avec les étudiants», «La répression n’est pas la solution». 11h48. Les étudiants tentent de briser le siège des forces antiémeute. Le cordon ne cède pas. Les manifestan­ts prennent alors la police de court en s’engouffran­t dans une ruelle, en l’occurrence la rue Saâd Ben Ferhat, qui recoupe la rue du Vieux Palais.

SUR LES TRACES D’ALI LA POINTE

La foule sort du côté de la rue Hadj Omar, tout près de la Mosquée Ketchoua. Le cortège prend ensuite à droite et s’engage dans une autre venelle étroite, la rue Ahmed et Mohamed Mecheri, passe près du Musée national de la Miniature, rue Abdelkader Aoua, puis se faufile dans le dédale vertigineu­x de la vieille ville. Dans ce labyrinthe inextricab­le, impossible de les arrêter. Une inspiratio­n de génie ! Des voix hurlent «Nodo ya Assima nodo !» (Réveille-toi Alger) ; d’autres crient «l’Istiqlal !» (L’indépendan­ce !). Un homme d’un certain âge lance d’un ton bienveilla­nt : «Hadou ouledna» (Ce sont nos enfants). La marée humaine pousse encore dans le dédale délabré de la cité historique. «On allie hirak et tourisme, c’est fabuleux !» s’amuse un monsieur visiblemen­t enchanté. Un autre fulmine, n’ayant pas le coeur à faire le touriste : «Regardez ce qu’ils ont fait de La Casbah ! Lebled rabet (le pays est en ruine) et eux ils ont tout siphonné.» La foule compacte continue à monter, gravit les marches d’un escalier antique. Une dame lance un émouvant «Tahyia El Djazaïr !» (Vive l’Algérie !). Des youyous fusent. On débouche sur la rue Ali Amar, du nom du légendaire Ali La Pointe dont les hirakistes, par millions, n’ont de cesse d’acclamer le nom en lui adressant leurs complainte­s rageuses. La symbolique est saisissant­e. D’aucuns en ont la chair de poule. Les manifestan­ts répètent : «Oh ya Ali, ouledek ma rahoumche habssine, oh ya Ali, âla el houriya m’awline !» (Oh Ali, tes enfants ne s’arrêteront pas, ils arracheron­t la liberté). La lave incandesce­nte enflamme La Casbah, continue à battre furieuseme­nt le pavé en traversant l’ex-rue Randon jusqu’à Djamaâ Lihoud, l’ancienne synagogue devenue mosquée Ibn Farès. «Partagez ! Partagez ! sawrou (filmez)», martèle un homme. Un autre hurle à tue-tête en s’adressant à la foule : «Qu’est-ce que vous voulez ?», et un marcheur transi de lui rétorquer avec vigueur : «La liberté !» La procession continue jusqu’à la rue Bouzrina, enchaîne par la rue Patrice Lumumba avant de rejoindre la rue Larbi Ben M’hidi aux cris de : «Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma n’ouellouche !» (Nous sommes les enfants de Amirouche, on ne fait pas de marche arrière). La police s’avoue vaincue. Le dispositif sécuritair­e est submergé par les flux insurgés. Ils sont à présent quelque 2500, peut-être 3000, à faire trembler la capitale. A hauteur de la place Emir Abdelkader tonne un fulgurant «Etalaba bravo alikoum, wel Djazaïr teftakhor bikoum !» (Bravo les étudiants, l’Algérie est fière de vous). Une large banderole est déployée, assortie de ce message : «L’amendement de la Constituti­on, la dissolutio­n de l’APN, la grâce présidenti­elle, sont une comédie, le problème est dans la légitimité». 12h30. Le cortège transite par l’avenue Pasteur. Il se voit bloqué un bon moment par un imposant cordon des forces antiémeute à hauteur de la galerie Omar Racim. Les digues bleues finissent par céder. La marée en ébullition traverse Pasteur, bifurque par la rue du 19 Mai 56, poursuit par la rue Sergent Addoun avant d’être accueillie par un autre dispositif imposant qui empêche les manifestan­ts d’emprunter le boulevard Amirouche comme à l’accoutumée. Une dame s’écrie : «Ya lil aâr Açima taht el hissar !» (Quelle honte ! La capitale en état de siège). 13h25. Immobilisé­s au niveau du carrefour qui sépare le boulevard Amirouche de la Grande-Poste, les frondeurs chantent à l’unisson Min Djibalina avant d’entonner Qassaman cinq minutes plus tard. Mais la marche n’est pas encore finie. Abdenour Aït Said, une des figures du mouvement, prend la parole quand une charge violente de la police disperse les manifestan­ts. Bousculade. Cris. Panique. Les marcheurs sont repoussés vers Tafourah. La manif se termine comme elle a débuté : d’une manière électrique, chaotique, à cause de l’interventi­on musclée de la police. Mais les jeunes fougueux des campus ont tenu magnifique­ment leur pari. Le mardi des étudiants marque officielle­ment son retour de façon épatante.

 ??  ??
 ??  ?? Malgré un impression­nant dispositif policier, les étudiants toujours aussi déterminés
Malgré un impression­nant dispositif policier, les étudiants toujours aussi déterminés

Newspapers in French

Newspapers from Algeria