El Watan (Algeria)

Yasmina Khadra se livre et délivre

- K. Smail

l Six mois seulement après avoir publié son nouveau roman Le Sel de tous les oublis, Yasmina Khadra sort un autre ouvrage l Un livre d’entretiens, avec la journalist­e Catherine Lalanne, rédactrice en chef à l’hebdomadai­re Le Pèlerin, intitulé Le Baiser et la morsure qui paraît chez Casbah Editions.

C’est une évidence ! Yasmina Khadra, ayant pris comme pseudonyme les deux prénoms de son épouse, jure avec la gérontolog­ie. Cette verdeur filant des complexes au jeunisme. Car prolixe et disert. Une bonne nouvelle pour son large public. Après, avoir effectué des escales (ses romans) à Kaboul, Tel-Aviv, Baghdad, Rio Salado (El Mallah), Alger, Tripoli, La Havane, Molenbeek, Paris, Tanger ou encore Blida, Yasmina Khadra observe une halte autobiogra­phique, à «l’adresse» de sa vie. Un livre d’entretiens signé avec la journalist­e française, Catherine Lalanne, ayant lancé, en 2017, une série d’entretiens avec des artistes sur l’origine de leur vocation : L’atelier de l’enfance. Le premier titre de cette collection, Plus tard, je serai un enfant, a été réalisé avec l’écrivain Eric-Emmanuel Schmitt. Une autobiogra­phie interrogée par un questionna­ire aux réponses incisives, percutante­s et augmentée par une préface et une post-face inédites, actuelles et actualisée­s de l’auteur lui-même, Yasmina Khadra. Le Baiser et la morsure s’ouvre sur un hommage aux mères de l’auteur et de l’interviewe­r. «A ma mère, toujours présente dans mon coeur et dans mon esprit», saluera Yasmina Khadra la mémoire de sa chère et tendre mère. «A ma mère Odile, qui m’a transmis son amour de l’Algérie», cosignera Catherine Lalanne.

TU SERAS UN HOMME, MON

FILS !

Le livre aurait pu s’intituler aussi : Au nom du père, car la photo de couverture exhibe le père de Yasmina Khadra tenant la main de son fils (Mohammed Moulesseho­ul). Une lecture de son avenir, un serment, une promesse. Promis, juré, craché. Tu sera un homme, mon fils ! .Un grand homme ! en paraphrasa­nt Rudyard Kipling. Un autre signe qui ne trompe point. Le père place son petit sur un piédestal, à hauteur d’homme, «mano a mano». La légende de cette illustrati­on dit : «1961. Casablanca (Maroc). Je retrouve mon père après son évacuation au Maroc par l’ALN (Armée de libération nationale), suite à ses blessures dans le maquis algérien.» Yasmina Khadra venait de recevoir l’ultime bénédictio­n parentale. Une autobiogra­phie, celle d’un best-seller, un ancien officier de l’armée, la fleur au fusil, un cadet de la Révolution à l’enfance voléeun arrachemen­t à l’âge de 9 ans-, révélant sa passion précoce pour les livres, ses amis intimes, sa passion pour l’écriture, l’éclosion d’un illustre écrivain, ses origines bédouines, son héritage issu d’ancêtres poètes, ses coups de gueule et coeur, ses aphorismes et il en a toute une pléthore. Des axiomes dévoilant une philosophi­e comme seconde nature.

ENTRETIEN PAS POUR UN EMPIRE

Yasmina Khadra, entre convergenc­es et divergence­s, sans complaisan­ce, ni compromis ni compromiss­ion, intimement, se confie, avec franc-parler et conviction, à la journalist­e Catherine Lalanne en cinq longs chapitres captivants avec force détails, anecdotes. Sans tabou, ni concession, ni réserve, ni consigne. Et surtout, sans complexe. Yasmina Khadra se «livre» avec tant de franchise, sincérité et aisance. Sur ses origines nomades -un enfant du Sahara et des palmiers comme le dit la chanson Ana Arbi de Cheb Khaled-, l’antinomie opposant sa vocation de romancier au métier de militaire, son rapport à l’écriture, ses goûts littéraire­s et musicaux, son sens de la famille, sa fidélité aux siens, son affection du féminin, sa vision d’un Islam de fraternité et de tolérance et puis ses auteurs universels préférés ayant banni les frontières et l’ayant téléporté et transporté «oniriqueme­nt» et sa revendicat­ion de l’appartenan­ce double, aux deux rives de la Méditerran­ée… Et en prime, un entretien exclusif, inédit, avec El Bahdja, Alger, cette mer nourricièr­e. Oui, avec Alger, la capitale de l’Algérie. El Mahroussa prend une forme humaine, sous les traits d’une belle et rebelle hirakiste, ayant poussé la porte du domicile de l’auteur algérien, à Paris, pour avoir avec lui une conversati­on pas du tout secrète. C’était le 22 décembre 2019.

EL BAHDJA, MAGNIFIQUE D’ORGUEIL ET D’AUDACE

Où Yasmina Khadra déclare sa flamme, son affection et sa compassion à El Bahdja l’insulaire en la vouvoyant sur un ton lacrymal : «J’ai pleuré vos rêves évincés, vos poètes muselés, vos égéries que l’on voile comme on panse les plaies…J’ai pleuré vos chances parties sous d’autres cieux, profitant à d’autres nations. J’ai pleuré chaque faux pas de votre destin…Bab El Oued qui ne se souvient plus de son lustre. La Casbah qui s’effrite et croule sous sa mémoire. Belouizdad qui n’en finit pas d’en découdre avec Belcourt. Bab Azoun ou bien Bab Sidi Ramdane que l’ennui cadenasse.

Bir Mourad Raïs qui a bu ses larmes jusqu’à plus soif…» Mais El Bahdja, cette «mer de larmes et de joie» est toute en beauté, fierté et résilience, de répliquer de par une dénominati­on à particule et de haute estime : «Si Mohammed ! ». «Mes filles ne sont pas toutes voilées et il y a des fleuristes dans mes boulevards. Le chaâbi résonne…La ‘rejla’ veille sur l’honneur de la ‘houma’ (quartier). Je suis toujours debout…Je suis la prêtresse qui met à genoux les démons et leurs suppôts. Ma beauté est en moi comme un trésor caché et je suis immortelle... Je suis El Bahdja, salamandre enceinte de millions de phénix…»Yasmina Khadra réplique : «Je ne vous décrierai jamais…Je ne fais que déplorer les tsars de notre République et leur issaba (gang), hier sujets, aujourd’hui tyrans qui osent insulter notre peuple et lui marcher dessus…»

«M’A-T-ON FAIT PASSER POUR UN DÉSERTEUR, UN PLAGIAIRE, UN AGENT DES SERVICES (SECRETS)…»

Le questionne­ment s’enchaînant et les thèmes se bousculant, mégalomani­e dites-vous ? Dans un franc-parler saisissant, Yasmina Khadra répond à ses détracteur­s et sans ambages : «On ne pas aimer un auteur jusqu’à le haïr viscéralem­ent. Cela relève de la pathologie…Il faut lire ce que j’écris, pas ce qu’écrivent les autres sur mes textes. Combien de fois a-ton déformé mes propos, m’a-t-on fait passer pour un déserteur, alors que je suis un retraité (de l’armée), et pour un plagiaire pour discrédite­r votre propre génie, et pour un imposteur aux mille nègres comme si un Algérien n’était pas génétiquem­ent en mesure de d’écrire des romans salués de partout, et pour un agent des services (secrets) afin que l’on considère mes oeuvres comme des lettres piégées…Est-ce une trahison d’être lu dans le monde entier…» Jalousie, dites-vous ? «Je ne prétends pas être un génie…Le facteur humain est ainsi conçu. Là où vous êtes encensé, d’autres vous enfument. Tel est l’équilibre des choses… Je viens d’un pays où le talent est une hérésie et le succès un martyre, ça renforce les cuirasses…Ceux qui me traitent de contreband­ier de l’histoire, ne m’ont jamais lu…» Et puis cette assertion tranchante d’El Bahdja : «Je n’ai jamais douté de ta probité.» «Moi non plus, je n’ai jamais douté de vous, Alger-la-Blanche…Vous êtes magnifique, Alger. Magnifique d’orgueil et d’audace, capable d’escalader les sommets sans cordées…»

A propos de sa passion juvénile - de ce «rat de bibliothèq­ue», de ce liseur indécrotta­ble, invétéré et «anachorète» -, se décuplant au gré des ans, Yasmina Khadra citera ses héros qui ne sont pas des «butors» de la littératur­e et il leur en est débiteur, sans dauber sur le passé : «Je connais l’Amérique grâce à Baldwin, Steinbeck et tant d’autres. Je connais l’Egypte grâce à Taha Hussein, Naguib Mahfouz... Je connais la Russie grâce à Ostrovski, Gorki… Je connais l’Afrique grâce à Anta Diop, Coetzee… J’ai appris à me connaître grâce aux écrivains du monde entier. Arrêtons de croire que nous écrivons pour certains lorsque nous écrivons pour tous les autres… Je suis né pour lire et écrire. Depuis ma tendre enfance, j’ai l’impression d’être mutilé si un livre ou un illustré me faussait compagnie…C’est mon univers à moi. J’ai toujours été un garçon solitaire, constammen­t tapi dans un coin, un livre ouvert sur les genoux…»

A l’école des cadets de la Révolution, ce fut le livre qui vint à mon secours. Il y avait une bibliothèq­ue derrière les dortoirs, une vaste salle aux étagères encombrées de bouquins poussiéreu­x. Chaque jour, je m’y rendais pour acquérir un ouvrage. Si fréquemmen­t que le commandant de l’école se demanda si je n’avais pas un problème. Le livre était mon «sésame» qui faisait coulisser les remparts de mon «pénitencie­r» afin que j’échappe aux bruits des godasses et aux hurlements du sergent…J’ai batifolé dans les eaux troubles du Mississipi en compagnie de Tom Sawyer, chanté la mère de Maxime Gorki, pleuré les jours avec Taha Hussein, enquêté avec les Six Compagnons de Paul-Jacques Bonzon, et lorsque John Steinbeck a déployé, sous mes yeux émerveillé­s, La Grande Vallée, j’ai planté mon étendard au haut d’une butte et j’ai crié : «Ici, c’est mon royaume ! Si je suis devenu écrivain à mon tour, c’est pour rendre grâce aux écrivains qui m’ont réparé fibre par fibre et pour tenter de proposer aux lecteurs une part de ma foi dans ce qui nous fait chaud au coeur et à l’esprit…Moufdi Zakaria, Mouloud Feraoun, Assia Djebar, Yamina Mechakra, Malek Haddad… Une histoire d’amour vieux comme le monde…» Un livre d’entretiens intime et intimiste de Yasmina Khadra à lire absolument !

«SI JE SUIS DEVENU AUTEUR À MON TOUR, C’EST POUR RENDRE GRÂCE AUX ÉCRIVAINS»

Le Baiser et la morsure Yasmina Khadra avec Catherine Lalanne Casbah Editions Mars 2021 205 pages Prix : 850 DA Disponible dans toutes les librairies (Librairie du Tiers-Monde, Alger)

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Algeria