«Il faut faire connaître les travaux des historiens et donner aux gens les moyens de les comprendre»
«Pour certains historiens, dont je suis, les personnes qui livrent leurs souvenirs sont de précieuses sources, des voix qui permettent d’éclairer des pans de l’histoire parfois très difficiles à connaître autrement». Entretien.
Seize ans après la publication de votre ouvrage La Guerre d’Algérie : une histoire apaisée ? dans lequel vous analysiez la place de la guerre d’indépendance de l’Algérie dans la société française, à la faveur du rapport de Benjamin Stora et des réactions qu’il a suscitées, on s’aperçoit que cette place est toujours aussi prégnante. Comment l’expliquez-vous ?
Assurément, de très nombreuses personnes résidant en France ont un lien personnel avec le passé algérien de la France, mais cela ne signifie pas que leur relation à ce passé soit toujours la même et, encore moins, que cela soit douloureux comme on l’affirme souvent sans que cela soit démontré. Il y a une vraie mise en scène du caractère sensible de la relation franco-algérienne depuis précisément 2005. Le pouvoir algérien y a joué son rôle, mais les échos donnés en France à des thématiques comme la repentance aussi. Pourtant, de quoi et de qui parle-t-on ? Des sociétés ? De leurs rapports profonds et complexes à ce passé ? Je ne le crois pas. Il faudrait étudier cela précisément avant d’endosser les thématiques relayées ad nauseam sur les «guerres de mémoire» par exemple.
Après avoir été longtemps occultée, voire non nommée, la «Guerre d’Algérie» est installée dans l’espace public français à travers divers médiums (édition, films de fiction, documentaires, émissions de radio .... ) Quels sont les enjeux de cette visibilité ?
La guerre d’Algérie n’a été officiellement nommée ainsi qu’en 1999. Ce changement de nom était de l’ordre du dévoilement d’un secret de Polichinelle. Pourtant, la loi a eu des effets sur les individus : au sein des familles françaises, en particulier, elle a autorisé des anciens combattants à parler davantage de ce qu’ils avaient fait, elle a permis que des questions soient posées. Cette reconnaissance par l’Etat a été importante pour certains : elle mettait fin à un déni vécu comme un refus de considérer leur expérience à sa juste valeur. Les enjeux de la présence de cet événement dans la culture populaire (films, BD, romans, chansons…) sont de cet ordre aussi : dire qu’il s’est passé quelque chose et que ce quelque chose était une guerre. C’est aussi simple que cela, mais cette reconnaissance est essentielle pour qu’une société connaisse son passé. C’est essentiel non seulement pour les êtres qui l’ont vécu, mais pour tout le monde : nous sommes aussi ce que le passé a fait de nous. Quand des vecteurs grand public de transmission s’emparent du thème de la guerre en Algérie ou de la colonisation, ils font de ces séquences historiques des objets de discussion entre les gens, des sujets de curiosité : on va chercher des compléments d’informations sur internet, dans les livres, on va interroger les gens qu’on connaît, on va se bâtir peu à peu une image de cette réalité passée. Plus les propositions médiatiques seront diverses, plus les productions culturelles seront nombreuses, plus on pourra multiplier ces images, plus grande sera la possibilité d’une compréhension fine du passé. Sur ces sujets, l’intérêt est évident, soutenu notamment par la résonance entre ce passé colonial et certains aspects de la France contemporaine.
A la parole historienne, les voix mémorielles de la guerre d’Algérie ne viennent-elles pas se juxtaposer, la rendant par là-même peu audible ?
Les groupes porteurs de mémoire ont toujours coexisté dans des formes de concurrence. Pour les historiens, ces groupes sont des objets d’histoire : ce qu’ils disent varie dans le temps et leurs discours participent de leur identité mouvante, évoluant notamment avec les enjeux politiques et sociaux du moment. Pour certains historiens, dont je suis, les personnes qui livrent leurs souvenirs sont de précieuses sources, des voix qui permettent d’éclairer des pans de l’histoire, parfois très difficiles à connaître autrement. Comme vis-à-vis de toutes les sources, c’est en soumettant ces récits à une critique méthodique que l’on peut les exploiter. C’est le propre de la méthode scientifique historique. Mais cette analyse scrupuleuse ne peut être faite aisément dans l’espace public. La production du travail historique se prête rarement aux termes du débat tel qu’il est souvent posé par les différents groupes de mémoire. Dès lors, oui, la parole historienne est difficile à faire entendre. Elle charrie aussi souvent moins d’émotions dramatiques que des vécus individuels ou collectifs marqués par les souffrances. Pour que cette parole soit entendue, il me semble qu’il faut au moins deux conditions : qu’elle soit bien identifiée comme une parole scientifique dont l’origine est radicalement différente des récits de mémoire et qu’elle soit accueillie par des individus désireux d’aller au-delà de ce qu’ils ont reçu en héritage et soucieux de connaître le comment et de comprendre le pourquoi des situations passées. Rares sont les médias adaptés à la parole historienne, car il faut du temps pour déployer la complexité historique et la rendre intelligible, si possible de manière simple.
A quels facteurs et contexte faut-il attribuer le silence des appelés et de leurs familles ? Ce silence ne s’expliquerait-il par les violences et la torture pratiquées pendant la guerre. Pratiques que vous avez largement démontrées en 2000 dans votre thèse de doctorat et par vos recherches et travaux successifs...
Dans mon dernier livre, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?, je montre que le silence n’est pas du tout lié, comme on pourrait l’imaginer, simplement à quelque chose qui aurait été accompli. Schématiquement, cela donnerait : j’ai fait quelque chose dont je n’ai pas envie de parler, alors je suis silencieux. En fait, je montre, d’abord, que pour pouvoir raconter, il faut avoir été capable de comprendre ce qu’on vivait et avoir su trouver les mots pour se raconter à soi-même ce qu’on vivait. Je prends, dans mon livre, l’exemple récurrent des vols : les soldats ont souvent pris des objets qu’ils trouvaient pittoresques dans les maisons qu’ils fouillaient (un plat en terre, un bijou, une couverture…). Les maisons leur semblaient vides, allaient peut-être être détruites, alors pourquoi se priver ? Il a fallu parfois des décennies pour qu’ils admettent qu’ils avaient commis des vols. Ce n’est pas toujours le cas, bien sûr. Le silence peut aussi occuper plus explicitement la place d’un récit qu’on ne fait pas. Mais ce que je montre, c’est qu’il faut dépasser l’idée que ce récit qui n’advient pas est forcément honteux ou louche. Le silence est d’abord à comprendre comme une situation de communication : on peut parler ou être silencieux, ça reste une communication. Simplement, dans le cas du silence, ça peut être quelqu’un qui ne parle pas mais aussi quelqu’un qui n’est pas écouté. La question de l’écoute est fondamentale. Sans elle, il n’y a pas de récit. C’est la première chose : le silence renvoie à des relations familiales qui rendent possible (ou pas) la parole. Ces conditions internes aux familles évoluent avec le temps : elles ont considérablement changé en plus de six décennies !
La question des archives représente un enjeu crucial et sensible, pour des raisons différentes, tant en France qu’en Algérie. Comment expliquez-vous le verrouillage des archives sur la guerre d’Algérie par une instruction ministérielle en France alors que le président Macron annonçait en 2018 qu’il était favorable à leur ouverture ? Qui bloque cette ouverture ?
Je ne me l’explique pas. Ce que je peux dire, c’est que l’IGI à laquelle vous faites référence n’est pas spécifiquement un problème pour les archives de la guerre d’Algérie puisqu’elle complique l’accès aux documents depuis 1934 mais, assurément, il y a une contradiction de taille entre le discours présidentiel d’ouverture et la pratique administrative de fermeture. Le président Macron ne s’est pas prononcé sur cette contradiction. Dans le cas de la guerre d’Algérie, évidemment, les entraves mises à l’accès aux documents classés «secret défense» de cette période alimentent les idées les plus complotistes selon lesquelles l’Etat a quelque chose à cacher. S’il n’en est rien, pourquoi ne pas revenir rapidement à l’application de la loi de 2008 qui réglemente très précisément quels types d’archives peuvent être communiqués et dans quels délais ?
Et la revendication algérienne de leur restitution ?
La question est tout autre. Elle fait partie d’un contentieux historique ancien. La situation est, en fait, commune à l’ensemble des territoires ayant fait partie de l’Empire français et pour lesquels on est passé, grosso modo, à l’indépendance, d’une seule souveraineté (celle de la France impériale) à deux souverainetés. Je crois qu’il faut surtout travailler à un accès égal et juste aux archives. Puisque ces archives concernent l’histoire de nos deux peuples, ils devraient pouvoir les consulter dans des conditions satisfaisantes. La restitution n’est pas aussi importante, de ce point de vue, que la communicabilité et les conditions d’accès. Il faut globalement une connaissance claire de ce qui existe (des inventaires, des lieux d’archives identifiés, des règles de communicabilité claires) et des conditions d’accès transparentes et facilitées matériellement (je pense notamment, mais pas seulement, aux visas).
Faire connaître et enseigner l’histoire à tous les niveaux scolaires sans occultation ni travestissement, n’est-ce pas une bonne approche pour un apaisement mémoriel en France ?
Il y a en France une vraie soif d’histoire et un désir de mieux connaître le passé colonial, en général, et algérien en particulier. Les mémoires familiales ont transmis des histoires, fabriqué des images et contribué à forger des imaginaires, mais tous les Français n’ont pas un lien familial à cette histoire. Pour autant, tous sont concernés par ce passé qui a fortement marqué leur pays, ses institutions, sa culture, son économie, etc. Assurément, mieux connaître ce passé dans toute sa complexité est le meilleur antidote contre les mensonges diffusés parfois sciemment, parfois par pure ignorance. Il faut faire connaître les travaux des historiens et aussi donner aux gens les moyens de les comprendre : expliquer d’où viennent les connaissances et comment on peut produire un discours scientifique sur le passé. Il existe une diversité de récits qui parlent du passé : le discours scientifique doit être bien distingué des autres. A l’école, en France, ce qu’on apprend vient de là : de travaux fondés sur des sources qui ont été analysées avec une méthode spécifique. Ce ne sont pas des opinions.
... Et entre l’Algérie et la France ?
Politiquement, si un discours de vérité sur de nombreux points du passé n’est peut-être pas une condition suffisante pour que nos deux pays construisent une relation plus sereine et tournée vers l’avenir, il en est certainement une condition nécessaire. Je crois que cette exigence qui vaut pour les relations diplomatiques vaut aussi en interne, pour les sociétés comme pour les individus : mieux connaître son histoire permet de s’émanciper des pesanteurs et des mensonges et de se choisir un avenir.