El Watan (Algeria)

Entre coutumes et… coups tus : la folie… gamie

- Par Wenza Dwala(*) Journalist­e et écrivaine de Tizi Ouzou

C’était une très brave femme», voilà par quoi répondaien­t les proches à chaque fois qu’on évoquait le nom de Radjou, la grandmère de Tinhinane, une jeune femme qui regrette amèrement de ne pas avoir vécu assez longtemps avec sa grandmère qu’elle a perdue à l’âge de 11 ans. Il y avait un lien très fort entre elle et sa grande-mère qu’elle n’avait pourtant pas assez connue. Elle garde un très loin souvenir de celle qui ne ressemblai­t pas au reste des grands-mères du village car la sienne souffrait de troubles psychiques. Mais Radjou n’était pas du tout agressive sauf les rares fois où le cousin Brahim rendait visite à la famille. Elle se précipitai­t alors vers lui pour le renvoyer. Ses petits-fils avaient remarqué cette violence qui s’exprimait uniquement en présence du cousin. Ils se demandaien­t, chacun dans son petit coin, qu’est-ce qui pouvait bien provoquer la colère de cette femme angélique. De quel crime était-il coupable ? Elle est marquée par un souvenir lointain de sa chère grand-mère. C’était il y a très longtemps. A l’époque, elle avait 7 ans environ. Elle était assise par terre à coté de son petit frère dans le salon. Silencieus­e, la grand-mère était affalée sur le fauteuil pendant que ses petits-enfants faisaient leurs devoirs scolaires. Soudain, elle s’était levée et a tendu sa main pour prendre le napperon du fauteuil à base de coton perlé qui lui faisait face et qui servait d’accessoire pour embellir le salon. Elle le posa soigneusem­ent sur sa tête puis s’installa sur le fauteuil en position de mariée et commença à lancer des youyous et à taper des mains comme si la fête battait son plein. Ne comprenant pas grand-chose à ce déferlemen­t de joie soudaine, les enfants accompagnè­rent allégremen­t l’ambiance folle créée par grand-mère, tapant des mains et dansant autour d’elle dans un ballet joyeux, contents de la voir heureuse. C’était aussi un prétexte pour marquer une petite pause. Peu de temps après, Radjou quitta ce monde miné d’hypocrisie qu’elle n’a jamais apprécié. Des années passèrent, mais on parlait souvent de cette femme que Tinhinane porte toujours dans son coeur. Une femme hors du commun et pour qui elle a un immense respect. Elle cherchait autour d’elle et auprès de ses proches des témoignage­s qui l’aideraient à enrichir son répertoire souvenirs. Elle ne trouva pas grandchose qui aiguisât sa volonté et sa curiosité afin de dissiper le voile de cette femme qui avait vécu jusqu’à l’âge de 85 ans et dont les gens ne témoignent pas de grand-chose, se contentant de l’appeler la pauvre, meskit, la folle… Les plus humains répondaien­t que c’était une brave femme, que la vie n’a pas du tout gâtée et qui ne méritait pas son malheur. Malheur ? Une expression inlassable­ment répétée et présente à chaque discussion. Mais, cette fois-ci, le mot malheur n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Tinhinane cherchait à comprendre de quel malheur il s’agissait, sa grand-mère vivait comme une reine parmi eux, elle était certes dérangeant­e vu son âge avancé, mais cela était normal à un âge où on commence à perdre sa mémoire et le fil du détail. Elle ne lâche pas prise. Le mot malheur la faisait souffrir en silence. Ses recherches ne furent pas vaines. Un jour, la langue d’une tante se délia et lui confia un secret qu’elle lui a fait promettre de ne jamais répéter. Tinhinane avait depuis toujours cette qualité de bien garder les secrets et la tante lui confia qu’un héritage ayant pour origine un litige foncier l’opposant à des cousins ont obligé son grand-père à vendre une partie de sa propriété. Sous l’effet de la pression et des menaces, il finit par renoncer, malgré lui, à une partie de sa terre qu’il brada à un cousin, l’oncle de Brahim qui ne s’était pas contenté de le forcer à vendre mais aussi à l’envoyer devant le juge, les notaires n’existant pas alors. Pis, le mari de Radjou s’est fait agresser par le père et l’oncle de Brahim qui, après l’avoir roué de coups, lui confisquèr­ent de la somme d’argent qu’ils lui avaient donnée devant le juge. Personne n’osait intervenir devant ce mépris. Le père de Brahim et l’oncle avaient les pleins pouvoirs au village, contrairem­ent au mari de Radjou qui avait, certes deux frères, mais pour son malheur et celui de sa famille, ils ne vivaient pas au village. Il n’avait donc personne pour l’épauler car, dans le contexte social où il vivait, ne pas avoir de frère sur qui compter était considéré comme une tare, un handicap. Le mari de Radjou était coupable d’être seul. Voilà un témoignage accablant qui dévoile une énigme qui mettait sa grand-mère dans tous ses états. Les années passèrent. Tinhinane grandit et plus elle prenait de l’âge, mieux elle comprenait les choses de la vie. Elle savait à présent pourquoi lorsqu’elle se rendait au village sur les terrains de son grand-père, on lui traçait des limites à ne pas franchir sur une propriété très vaste délimitée. Et la confiscati­on des propriétés de son grand-père s’explique à présent. Tout le village est au courant, mais personne n’osait en parler car il y a beaucoup de choses frappées du sceau des tabous. En plus, le grand-père avait également le malheur d’enfanter un fils unique Awhid qui est le père de Tinhinane. D’où sa faiblesse au plan social, coupable qu’il était d’être orphelin et fils unique. Les injustices risquent de durer encore longtemps. Les aléas de la vie n’ont pas empêché Tinhinane de poursuivre son enquête sur certains comporteme­nts de sa grand-mère qu’elle s’est jurée de décoder. Un jour, elle rend visite à une vieille tante qui habite la capitale. Tinhinane était l’amie de tous les vieux du village, elle adorait la compagnie des vieux qui lui enseignaie­nt le vrai sens de la vie. Arrivée chez sa tante dans la soirée, elle demanda à lui parler de sa grand-mère avec le vif souhait de trouver dans son témoignage des réponses au reste de ses interrogat­ions. Après un temps de réflexion, la tante répondit d’un air triste et d’une voie douce «Radjou meskit, la pauvre, ta grand-mère était une très brave femme.» Tinhinane répond en disant «Pourquoi meskit, qu’est-ce qui s’est passé ?» La tante déclara le coeur déchiré «Ta grand-mère n’est pas née folle, c’est ton grand père qui lui a fait perdre la raison que Dieu lui pardonne». Tinhinane encaissa le choc. Elle trouve encore une réponse à une autre énigme qui l’a toujours intriguée. Sa grandmère était folle depuis longtemps et elle avait toujours pensé que son état psychique était dû à son âge avancé. Elle ne comprenait pas trop ce que voulait dire la tante car elle n’a pas beaucoup de souvenirs de son grand-père qui était toujours absent, d’après son père qui ne parlait pas beaucoup du grand-père, un imam qui enseignait le saint coran. Il décéda hors du village laissant quatre orphelins et une veuve livrée à ellemême. Tinhinane était en prise à une grande émotion. Elle demanda à sa tante de lui livrer les détails de l’événement qui a fait perdre la tête à sa grand-mère. La tante répondit : «Ma fille, je vais te raconter l’histoire d’une jeune fille qu’on a mariée à un homme plus âgé qui s’appelait Mohamed (ton grandpère) qui, de par sa fonction d’imam sillonnait le pays en quête du savoir. Les années passèrent et ta grand-mère enfanta de 4 enfants, qu’elle s’est chargée de nourrir et de protéger jusqu’au retour du mari absent. Elle affronta les aléas de la vie avec son lot d’injustices et d’inégalités. Seule, elle préserva précieusem­ent son foyer, sa progénitur­e, mais surtout son honneur qui était celui de toute la famille et de la tribu pendant les longues années d’absence du mari. Sans nouvelles de lui, un jour il chargea un messager d’annoncer à son épouse (ta grand-mère) son retour définitif au village qui était programmé pour le deuxième vendredi du mois. Le messager n’oublie pas de souligner un détail dicté par ton grand-père qui consistait à préparer un dîner digne du retour du grand professeur coranique qu’il était devenu. N’en croyant pas ses oreilles, ta grand-mère courait dans tous les sens, frappait à la porte des voisines pour annoncer à haute voix le retour de son mari. Elle était enfin libérée des contrainte­s que la loi sociale lui a fait porter depuis le départ de son mari, des injures encaissées et des injustices qui l’étouffaien­t du fait qu’elle n’avait pas chez elle d’homme protecteur capable de défendre sa famille. Elle a entamé les préparatif­s du retour le jour même, commençant par embellir la maison, rouler le couscous et faire des provisions pour préparer le fameux dîner du Cheikh. Tout avait été préparé dans une ambiance de fête. Le jour tant attendu arriva enfin. Ton grand-père traversa Tajmat du village cérémonieu­sement comme un dignitaire. Parmi la forte assistance, certains embrassaie­nt sa tête, d’autres se ruaient pour les baise mains alors que les femmes poussaient des youyous stridents. Le retour du vénéré cheikh était un événement marquant au village. Ce jour-là, tout le monde avait eu sa part de viande, de couscous et avait pris place à la piste de danse. Ta pauvre grand-mère était occupée à servir ses invités jusqu’à la tombée de la nuit. Elle n’avait même pas eu le temps ou le privilège de revoir son mari parmi la foule excitée et de goûter aux joies des retrouvail­les. Le soir, très tard, après le départ des invités et pendant qu’elle mettait de l’ordre dans la maison, elle rentre dans sa chambre. A sa grande surprise, elle trouva une jeune femme bien maquillée et très bien habillée assise sur son lit dans une posture cérémonial­e. Ta grand-mère avait remarqué qu’elle était une étrangère à la région. Elle lui demanda ce qu’elle faisait dans sa chambre croyant qu’elle s’était trompée de maison. La bonne femme la regarda d’un air très rassuré et lui répondit qu’elle était l’épouse de Cheikh Mohamed. N’en croyant pas ses oreilles, touchée dans son amour-propre, ta grand-mère s’évanouit. Ses proches l’ont réanimée au prix d’énormes efforts. Elle a fini par reprendre conscience, mais elle n’était plus la même femme. Elle avait perdu la raison, car le choc était trop dur à supporter et le mal encore plus profond. Voilà ma fille pourquoi on qualifie la grand-mère Radjou de pauvre femme». Tinhinane ne dit rien, choquée par ce qu’elle venait d’apprendre sur ses grands-parents. Elle fait tout de suite le lien avec son lointain souvenir de ses 7 ans où sa grand-mère se faisait passer pour une mariée.(

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