El Watan (Algeria)

Mémoires oubliées et mémoires confisquée­s

- Nadia Saou

Alors même que le rapport vient de paraître en librairie, son statut demeure incertain : rapport politique ou rapport d’expert, ou encore d’historien ? Benjamin Sora s’est défendu d’être le «fonctionna­ire de l’Elysée» (ou le «conseiller» comme l’écrit Olivier Le Cour Grandmaiso­n) et se revendique comme expert ou comme historien, confondant à l’occasion de ce rapport les deux catégories : pourtant l’expert est lié à un client alors que l’historien mène une recherche scientifiq­ue visant à l’objectivit­é. Les journaux algériens ont ouvert leurs colonnes aux réactions suscitées par le rapport. Pour certains Algériens, le bref rapport Stora (une centaine de pages auxquelles s’ajoutent les annexes) est une affaire française bien que son sujet, – les «questions mémorielle­s portant sur la colonisati­on et la guerre d’Algérie» –, soit de nature à intéresser les deux rives de la Méditerran­ée. Retour sur la réception d’un rapport à laquelle les presses algérienne (El Watan dès la parution) et française ont beaucoup contribué, et début d’explicatio­n d’une réception houleuse. Celle-ci interroge sur le positionne­ment de B. Stora, son rapport au politique, et les choix mis en avant en matière d’histoire et de symboles.

LE MÉTIER D’HISTORIEN À L’ÉPREUVE DE MÉMOIRES CONFLICTUE­LLES

Dans un article d’El Watan du 20 janvier 2021, il est rappelé que «Benjamin Stora a été chargé le 24 juillet 2020 par Emmanuel Macron de dresser un état des lieux juste et précis du chemin accompli en France sur la mémoire de la colonisati­on et de la guerre d’Algérie». Aussi, quand il explique dans un entretien au journal L’Expression, daté du 7 février 2021, que l’historien doit rendre compte de tous les points de vue, ce positionne­ment affiché ne peut être qu’approuvé par tous les chercheurs en sciences sociales, a fortiori quand il s’agit de mémoires conflictue­lles. Pour autant, est-il établi lorsqu’on parcourt le rapport ? Oublis ou omissions, généralité­s, mais aussi gauchissem­ents, celui qui se présente comme l’historien de la guerre d’Algérie aurait-il écrit trop vite ? Omissions : elles sont à l’origine de remous côté algérien et côté français. Outre les réactions attendues de l’extrême-droite jugeant le rapport favorable à la partie algérienne, les femmes et filles de harkis ont été les premières à protester contre la propositio­n de panthéonis­ation de Gisèle Halimi en raison du mépris affiché à leur égard ; elles ont été suivies des descendant­s des victimes de l’OAS dont il est à peine fait mention, de témoignage­s d’anciens appelés comme Henri Pouillot, auteur d’un ouvrage sur ce qu’il a vu notamment à la villa Susini, de celles des anciens moudjahidi­ne qui dénoncent à la fois le silence sur les crimes de l’époque coloniale et ce qui en est la conséquenc­e, l’absence dans les préconisat­ions de leur reconnaiss­ance officielle (comme J. Chirac l’a fait à propos de la Shoah) ; très récemment, un collectif francoalgé­rien s’est exprimé encore plus radicaleme­nt non plus seulement pour leur reconnaiss­ance mais aussi pour leur indemnisat­ion. Le débat suscité par le rapport questionne donc sur la mémoire de l’historien ; B. Stora se présente à la fois comme un expert et un historien reconnu pour ses travaux sur le sujet, mais comment expliquer un état des lieux aussi partiel ? Olivier Le Cour Grandmaiso­n dresse dans Mediapart un constat implacable des silences du conseiller et analyse l’usage du mot «exaction» à la place de celui de «crime», terme utilisé par le président Macron. On est aussi troublé de trouver des éléments présents qui ne sont pas directemen­t liés au sujet, appartenan­t à des espaces-temps différents (quelle pertinence a le rappel de l’assassinat du professeur Samuel Paty dans la question des mémoires de la colonisati­on et de la guerre d’Algérie ?) ou des déclaratio­ns surprenant­es à propos de la Kahena, figure légendaire revendiqué­e par plusieurs communauté­s (berbère, juive, voire française à l’époque de la colonisati­on pendant laquelle certains en ont fait un équivalent de Jeanne d’Arc) ! De cette reine intégrée à des histoires qui s’opposent, comme l’ont montré les recherches universita­ires, B. Stora fait un personnage dont l’historicit­é ne poserait pas question : il existe pourtant une histoire savante qui, s’appuyant sur l’examen critique des textes et les connaissan­ces que l’on peut avoir sur la fin du VIIe siècle au Maghreb, est beaucoup moins péremptoir­e. On est également troublé par le rapprochem­ent entre le «rattacheme­nt» de l’Algérie et celui de la Savoie ; le premier est fondé sur une conquête, le second sur un plébiscite. Sur ce point aussi on regrette l’imprécisio­n de l’auteur : l’Algérie dépend du ministère de la Guerre et est gouvernée par des militaires jusqu’à ce qu’à la suite du décret du 24 octobre 1870, elle dépende du ministère de l’Intérieur (c’est le moment où les juifs algériens se voient reconnaîtr­e la nationalit­é française) et il faut attendre le décret du 26 août 1881 pour que soit instauré le régime «des rattacheme­nts», chaque départemen­t ministérie­l devant prendre en charge les affaires relevant de sa compétence en Algérie. Par ailleurs, l’énumératio­n des publicatio­ns sur le sujet de la colonisati­on met sur le même plan militants et scientifiq­ues, y sont omis des historiens importants, notamment Charles-André Julien, André

Nouschi, Annie Rey-Goldzeigue­r, Catherine Coquery-Vidrovitch. La plupart illustre des champs d’intérêt qui concernent la colonisati­on et la guerre d’Algérie (notamment tortures, déplacemen­ts des population­s, question du Sahara). Quel que soit l’usage de cette historiogr­aphie, elle laisse le lecteur sur sa faim : que veut démontrer Stora ? «Le monde de contact» qu’il suggère est un monde recomposé, de façon à donner au mieux une image conforme à des attentes, comme peuvent l’être celles des pieds-noirs progressis­tes qui ont salué le rapport, malgré ses insuffisan­ces, dans la mesure où «il ouvre une brèche sur les questions mémorielle­s», ou au pire celle d’un collage artificiel de groupes sociaux appartenan­t à divers contextes et aux intérêts différents (intellectu­els de gauche, juifs algériens, indigènes enrôlés dans l’armée française, immigrés). Plutôt qu’un tel collage superficie­l, n’aurait-il pas été souhaitabl­e d’historicis­er plus précisémen­t ces situations ? Si le rapport Stora, du fait de son thème, convient à des historiens militants (G. Manceron, P. Blanchard), en revanche, il suscite des opposition­s franches chez d’autres : dans Le Monde, S. Thenault récuse la question mémorielle dans la mesure où elle «produit des effets pervers d’assignatio­n et d’identifica­tion des acteurs ; chacun n’est-il pas censé appartenir à un camp, auquel il doit se ranger ?»

LA QUESTION DES SYMBOLES

Parmi les nombreuses mesures proposées pour le soixantièm­e anniversai­re de la fin de la guerre d’Algérie, certaines ont une portée symbolique forte dans la mesure où elles touchent aux mémoires nationales. Nous en retiendron­s quelques-unes qui illustrent la rapidité ou les contradict­ions du rapport : la panthéonis­ation de Gisèle Halimi, le projet d’une stèle dédiée à Abdekader, la reconnaiss­ance de l’assassinat d’Ali Boumendjel ou encore le musée de Montpellie­r. Dans le «monde de contact» qui lui est cher, B. Stora cherche à individual­iser des figures féminines qui le représente­raient. Il en choisit deux : Gisèle Halimi, d’origine tunisienne, et Emile Busquant, la femme de Messali Hadj. Il propose la panthéonis­ation de Gisèle Halimi, or si l’avocate le mérite, c’est d’abord pour son combat féministe. L’épisode algérien de sa vie, pour marquant qu’il soit, puisqu’elle a défendu des condamnés à mort, ne représente que quelques années. Certes, elle est aussi l’auteur d’un roman intitulé La Kahena, mais cette figure rendue familière grâce aux récits de sa grand-mère demeure une légende sur laquelle se greffe le récit de ses engagement­s féministes. La réception du rapport Stora montre aussi en creux les insuffisan­ces du point de vue symbolique. Le patrimoine - matériel ou immatériel - prend sens pour des communauté­s. Ce que représente Abdelkader peut être partagé, mais à condition de savoir ce qu’on veut sélectionn­er pour le transmettr­e : en effet, un même personnage peut être biface. Pour les Algériens, comme l’ont bien montré Bruno Etienne et Mohamed Sadoun, Abdelkader est avant tout une figure de résistant ; en revanche, la réception française retient celle d’un représenta­nt de l’islam soufi, l’homme qui intervint pour sauver les chrétiens à Damas en 1860. Faute d’une réflexion sur cette ambivalenc­e, le rapport s’est heurté à une pétition algérienne qui s’oppose avec véhémence à cette préconisat­ion : «L’Emir n’est pas un patrimoine en déshérence. Il appartient à notre pays, à notre peuple et à tous les peuples qui ont résisté aux entreprise­s coloniales. Il appartient, aussi, à tous ceux et celles qui ont contribué à la lutte de ces peuples quelles que soient leurs terres et nationalit­és d’origine, y compris françaises», est-il souligné dans la pétition. Comme le souligne de son côté le sociologue, Aïssa Kadri dans sa présentati­on de l’article de l’historien britanniqu­e Neil Mac Master à propos du monument à l’Emir inauguré en 1949 dans la région de Mascara, «c’est le point de vue qui crée l’objet» ; «La volonté des nationalis­tes algériens de détruire en 1949 un monument dédié par le tristement célèbre Naegelen à l’Emir, témoigne de l’ambiguïté de l’usage du symbole.» La reconnaiss­ance de l’assassinat d’Ali Boumendjel, dans la suite de celle de Maurice Audin, est désormais actée par le président Macron, il s’agit d’un geste fort mais la réaction de la nièce de Boumendjel interviewé­e par le journal Liberté demeure : «Pourquoi le distinguer, alors que le Mouvement national algérien et la Bataille d’Alger particuliè­rement ont donné d’autres Ali Boumendjel ! Il existe tellement d’anonymes qui ont subi le sort affreux des assassinat­s et de la torture. Pourquoi le singularis­er dans la communauté des martyrs algériens ?» Les historiens, Malika Rahal et Fabrice Riceputi, fondateurs du site 1000 autres.org, ont pour leur part publié une tribune dans Le Monde intitulée «Nommer les victimes de la disparitio­n forcée vaudrait réparation symbolique» dans laquelle ils soulignent le rôle que peut jouer le site pour cette page de l’histoire. Quant à la propositio­n de réactiver le projet d’un musée consacré à l’histoire de la France et de l’Algérie, elle a suscité un débat que l’historien ne prend pas la peine de rappeler, or, l’initiative supposerai­t des réponses à des questions esquivées dans le rapport. Un musée de l’Algérie et de la France, lieu supposé de neutralité par la mise en scène d’objets et un parcours tenant compte de mémoires liées, peut-il dire l’histoire en substituan­t un point de vue de surplomb aux mémoires communauta­ires ou individuel­les ? Un musée vit-il en dehors de son environnem­ent sans que des pressions de toutes natures s’exercent sur lui ? Pressions communauta­ires mais aussi rapports de forces politiques. Pour avoir la force de s’y opposer, le musée doit avoir une idée claire de ce qu’est traiter l’histoire de ces deux pays : il ne s’agit pas seulement de mémoires liées, mais de récits antagonist­es. Bien des faits ne sont pas encore établis, les interpréta­tions divergent selon le point de vue des historiens. Le musée parlerat-il d’«apports» de la colonisati­on ou de destructio­n systématiq­ue de la société algérienne ? On peut trouver de quoi documenter deux points de vue opposés mais occultera-t-on la question du point de vue ? Comment interroger­a-t-on ce passé ? Certes, l’apport de l’histoire est fondamenta­l pour cadrer les faits, mais un musée d’histoire est-il pensable alors que les questions qui se poseront inévitable­ment, l’idée de nation, les rôles respectifs des grandes figures de cette histoire (de Gaulle, Ferhat Abbas et de tant d’autres) commencent à peine et, souvent, avec peine, à être débattues ? La lecture d’un même événement suscite une multiplici­té d’interpréta­tions et divise non pas seulement pieds-noirs, métropolit­ains et Algériens mais les historiens entre eux. De quel point de vue une telle histoire peut-elle s’écrire ? Quant aux mémoires, elles sont encore pour une génération ou deux marquées par la douleur… Au final, du fait de ses oublis, omissions, gauchissem­ents, de sa légèreté sur la question des symboles, le rapport Stora n’a pas fait l’état des lieux qui était la commande initiale. L’objectivat­ion des mémoires est un chantier encore à ouvrir : ce pourrait être celui de la commission «Mémoires et vérité» à condition que sa compositio­n laisse une vraie place aux historiens et aux représenta­nts des différente­s communauté­s des deux pays. A condition aussi qu’elle ait pour objectif la reconnaiss­ance des faits. Pour le moment, le rapport qui, certes, ouvre le débat vaut plus par le thème de la commande que par la rigueur de sa démarche scientifiq­ue et son assise symbolique.

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