El Watan (Algeria)

«Le milieu familial, un espace qui privilégie l’agressivit­é»

- Entretien réalisé par S. T. Salima Tlemçani

Directrice du Centre d’informatio­n et de documentat­ion sur les droits des enfants et des femmes (Ciddef), Nadia Aït Zaï constate que le confinemen­t a exacerbé les comporteme­nts et accentué les actes de violence à l’égard des femmes, mais sa levée n’a pas pour autant diminué ce phénomène. Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, elle livre son analyse, tout en s’attardant sur les violences familiales, notamment conjugales.

La dernière enquête du Ciddef publiée fait état d’une hausse des violences à l’égard des femmes. Cette situation est-elle la conséquenc­e du confinemen­t lié à la Covid-19, ou s’agit-il d’un phénomène bien installé dans la société mais amplifié par la crise sanitaire ?

Le phénomène de la violence est bien installé en Algérie depuis de nombreuses années. Nous travaillon­s sur cette question depuis les années 1990 suite aux violences exercées par les islamistes sur les femmes. A cette période, outre les violences quotidienn­es vécues par les femmes dans l’espace familial, la rue ou le milieu profession­nel, elles ont été violées, égorgées, éventrées par des hordes sauvages, parce qu’elles ne représenta­ient pas le modèle social et politique voulu à instaurer. Des actes d’une violence inouïe ont été commis sur elles. Aujourd’hui, nous constatons que pour certains meurtres de femme, le mode opératoire utilisé est le même, décapiter la femme, la démembrer, l’égorger sauvagemen­t, lui arracher les yeux... Ces méthodes retiennent et captivent l’attention, car elles sont décrites par les journalist­es qui rapportent ces meurtres comme des faits divers. Le mouvement associatif a comptabili­sé 56 meurtres de femmes en 2020. Depuis janvier, 9 meurtres ont été rapportés par la presse. Les services de la police ont recensé 30 féminicide­s durant 2020. Le confinemen­t a exacerbé les comporteme­nts et accentué les actes de violences à l’égard des femmes. A la levée du confinemen­t, les comporteme­nts se sont relâchés, mais la violence n’a pas pour autant diminué. Bien au contraire, nous avons constaté que les violences physiques et psychologi­ques ont augmenté à cause de l’enfermemen­t imposé et la réduction des déplacemen­ts. Le confinemen­t a exacerbé les violences, les a rendues visibles et a dévoilé les difficulté­s de prise en charge et de protection de ces victimes. Depuis des années, ces violences sont mises en avant et dénoncées, mais les statistiqu­es continuent à exploser. Quelle explicatio­n pouvez-vous apporter ?

Nous n’en savons rien, car nous n’arrivons pas à cerner ce phénomène qui se détache de la violence ordinaire. La manière dont ces cas de violence sont décrits et rapportés attire l’attention du lecteur, mais pas de nos décideurs. Pour avoir des chiffres parlants, il faut refaire une nouvelle enquête de prévalence, la dernière date de 2006, unifier les statistiqu­es données par les services de police, de gendarmeri­e, des médecins légistes et des directions de la santé, pour avoir une moyenne et pouvoir parler d’explosion ou pas. Selon l’enquête de prévalence de 2006, une femme sur 10 se fait battre, où en sommes-nous aujourd’hui ? La Mics 6, une enquête à multiples indicateur­s sur la santé, faite en 2019 par le ministère de la Santé en collaborat­ion avec l’Unicef, a tenté d’identifier les raisons de la violence en s’attardant sur les comporteme­nts des femmes qui disent trouver normal qu’elles soient battues (50%), est-ce vraiment raisonnabl­e de poser ce genre de question ? Pourquoi les femmes sont-elles plus exposées aux violences chez elles, là où elles sont censées être protégées que dans l’espace public ?

Le milieu familial reste l’espace privilégié où la violence est exercée à l’égard des femmes et où la violence conjugale y est prédominan­te. Il l’est, car c’est là où l’auteur exprime son mal-être, sa déception d’une mauvaise journée, ses problèmes rencontrés au travail, les effets de la boisson ou de la drogue. Il va extérioris­er sa violence, non pas en communicat­ion ou échange, car il n’est pas habitué à le faire, mais en coups contre sa femme et ses enfants. Selon sa compréhens­ion, ces derniers lui appartienn­ent et donc il peut faire d’eux ce qu’il veut. Pour canaliser ces comporteme­nts violents, il est primordial de mettre en place des thérapies familiales. Les violences répétées peuvent mener à la mort de l’épouse ou de l’un des enfants. Les féminicide­s sont de plus en nombreux, alors que les violences sexuelles connaissen­t elles aussi une courbe ascendante. Sommesnous dans une société qui protège mal ou qui ne protège pas ses citoyennes ?

La protection est variable, la loi existe, elle condamne tous les comporteme­nts violents. Le code pénal de 2015 a incriminé les violences conjugales, sexuelles, harcèlemen­t sexuel, violences économique­s, c’est-à-dire la dépossessi­on des biens de l’épouse, reste à savoir comment il est appliqué. Donne-t-on de l’intérêt à la victime lorsqu’elle entre dans le processus judiciaire ou fait-on tout pour la dissuader de porter plainte ou la contraindr­e à retirer sa plainte ? Le pardon prévu par le code pénal pour les violences conjugales fait tomber l’action publique, alors qu’il aurait fallu préciser qu’il ne pouvait toucher que les réparation­s. C’est là que nous constatons le peu d’intérêt accordé à la victime, car dans l’esprit du législateu­r, c’est la famille qu’il faut protéger et non pas la personne. L’article 40 de la Constituti­on vient de proclamer les droits fondamenta­ux des femmes ainsi que l’obligation de l’Etat à protéger les femmes victimes de violence en leur offrant un hébergemen­t et une assistance judiciaire gratuite. Ces deux mécanismes existent, mais pour le premier, s’agissant des maisons d’accueil, il faut qu’il y en ait plus. Pour le deuxième, certes il est gratuit, mais il doit être offert de droit. Il restera à compléter ces mécanismes par des ordonnance­s de protection, d’éloignemen­t du mari, de la création d’un guichet unique de prise en charge des victimes et de la mise en place d’un protocole sanitaire. Nous sommes en attente d’une nouvelle stratégie nationale de lutte contre les violences. Les principes constituti­onnels sont tous virtuels, c’est la loi et son applicatio­n qui leur donnent vie. Nous voulons croire à ce que plus d’attention soit accordée aux questions féminines sans que les femmes ne soient considérée­s comme un enjeu politique.

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