El Watan (Algeria)

«C’est un hirak des conscience­s»

- Mustapha Benfodil

• Vingt-quatre heures après les manifestat­ions qui ont ébranlé la capitale à l’occasion de la Journée internatio­nale de lutte pour les droits des femmes, les étudiants et leurs renforts populaires ont donné de la voix à leur tour • Contrairem­ent aux deux mardis précédents, l’important dispositif sécuritair­e mobilisé n’a pas empêché la marche • Le hirak étudiant revient pleinement dans l’espace public.

Alger, 9 mars 2021. Place des Martyrs. Il est 10h20. Le ciel est chargé. Il fait un tantinet froid. Autour de la place, comme tous les mardis, plusieurs fourgons de police ont pris position. Les éléments des services de sécurité, en uniforme et en civil, occupent de façon ostentatoi­re l’esplanade qu’ils arpentent d’un oeil vigilant, scrutant le moindre mouvement. La «Marche des étudiants», annoncée pour 10h30, semble une nouvelle fois compromise au vu de ce «comité d’accueil». Quelques inconditio­nnels de ce rendez-vous hebdomadai­re se faufilent à travers les arcades et les petites ruelles de la Basse-Casbah en se faisant discrets. On pouvait remarquer également quelques têtes parmi les «talaba» du côté de la rue Hadj Omar qui attendaien­t le moment propice pour passer à l’action. Tout le monde s’évertue à lire à travers le «body language» des hommes en uniforme massés sur l’agora les instructio­ns du jour. Vont-ils intervenir ? Changer de stratégie ? D’aucuns redoutent que le scénario du mardi 2 mars se répète. On se souvient que les étudiants et leurs renforts populaires avaient eu tout le mal du monde à démarrer leur marche ce jour-là, et ils ont été vite encerclés par la police avant de prendre spontanéme­nt les services de sécurité de court en s’engouffran­t dans l’entrelacs de venelles qui s’enfoncent dans La Casbah. D’ailleurs, on pouvait remarquer hier un fourgon de police posté carrément dans l’étroite rue Saâd Ben Ferhat, empruntée par les étudiants lors de leur échappée spectacula­ire à travers le dédale de la cité historique. Des cordons des forces antiémeute étaient également répartis sur plusieurs ruelles menant vers Ketchaoua et la vieille citadelle. 11h13. Un groupe de manifestan­ts conduits par quelques figures du hirak estudianti­n s’est formé subreptice­ment. Il entonne rageusemen­t le cri de ralliement : «Dawla madania, machi askaria» (Etat civil, non militaire). Contrairem­ent à la semaine dernière, la police n’intervient pas. Prenant confiance, plusieurs citoyens rejoignent ce premier noyau. Les étudiants peuvent enfin s’organiser et entamer leur marche dans la sérénité, comme ils le faisaient avant la trêve sanitaire. Comme de tradition, ils étrennent leur action par un tonitruant Qassaman. Le temps se gâte, il commence à pleuvoir, mais la foule transfigur­ée n’a cure de la météo. Le cortège, fort de quelques centaines de personnes de toute condition, emprunte l’itinéraire traditionn­el en s’engageant sur la rue Bab Azzoune, passe par le Square Port-Saïd, enchaîne par la rue Ali Boumendjel, avant d’investir bruyamment la rue Larbi Ben M’hidi. Le choeur des insurgés scande : «Dawla madania, machi askaria», «Moukhabare­t irhabia, tasqot el mafia el askaria» (Services de renseignem­ent terroriste­s, à bas la mafia militaire), «Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma n’ouellouche» (Nous sommes les enfants d’Amirouche, nous ne ferons pas marche arrière), «Djazair horra dimocratia» (Algérie libre et démocratiq­ue), «Sahafa horra, adala moustaqill­a» (Presse libre, justice indépendan­te)...

«L’INTELLIGEN­CE EST DANS LA RUE»

Les pancartes, assez timides au début, sont de plus en plus visibles. Un prof universita­ire brandit ce message : «L’intelligen­ce est dans la rue, non avec le pouvoir». Sur l’autre face de sa pancarte, il a écrit : «La liberté de la presse est la source de toutes les libertés». Un étudiant proclame : «C’est un hirak des conscience­s. Celui dont la conscience ne remue pas pour son pays, que représente-t-il pour sa patrie ? Le hirak est un devoir national». Un autre martèle : «Rupture avec le système dominant et sa cour. Démarche émancipatr­ice globale de l’Algérie des martyrs». Un étudiant écrit pour sa part : «Le peuple veut exercer son droit naturel de souveraine­té sur son pays sans tutelle étrangère et sans compromiss­ion interne». Une jeune femme arbore ce message sobre et néanmoins percutant : «Pour la démocratie». Peu après avoir dépassé la place Emir Abdelkader, les étudiants déploient cette banderole au ton virulent : «La solution est dans la reconnaiss­ance de la vérité : le régime est mort et s’est décomposé. Il ne faut pas s’acharner à réanimer son cadavre. Pas de normalisat­ion avec le système. Partez !»Le cortège traverse sans entrave l’avenue Pasteur, tourne par la rue du 19 Mai 56. Près de la Fac centrale, nous échangeons avec Sid Ali, 26 ans, étudiant à l’USTHB où il prépare un master 2 en Génie mécanique. Il nous dira : «Après les difficulté­s que nous avons rencontrée­s la semaine dernière, la manif’des étudiants se déroule bien. Relativeme­nt, il y a une meilleure coopératio­n de la part de la police par rapport aux mardis précédents.» Pour Sid Ali, il ne fait aucun doute que le hirak ne fera que monter en puissance : «Le hirak va continuer, c’est certain. Cependant, il faut s’interroger comment va-t-il se poursuivre. Je ne dirais pas qu’il faut l’organiser. Mais le mouvement a besoin d’être structuré. Cela fait maintenant deux ans que les Algériens battent le pavé. Les résultats ne sont pas ceux qui étaient escomptés. Nous devons tirer les enseigneme­nts de nos expérience­s précédente­s pour atteindre notre objectif.»

Un cordon de sécurité hermétique boucle l’accès vers Audin tandis qu’un autre cordon empêchait le cortège de descendre la rue Sergent Addoun. Un bras de fer s’ensuit avec les forces de l’ordre. Bousculade. Une étudiante est en larmes pour avoir été malmenée. Les manifestan­ts tiennent à tout prix à passer par la rue Sergent Addoun et non par la rue Khettabi. Le cordon de sécurité finit par céder sous la poussée des manifestan­ts. Ceux-ci descendent les escaliers de la rue Merrar Lounis et rejoignent le boulevard Amirouche. Et plutôt que de continuer sur la rue Mustapha Ferroukhi, ils foncent sur la rue Hassiba Ben Bouali, remontent par la rueVictor Hugo avant de revenir par la rue Didouche. Le défilé est à présent renforcé par des contingent­s de jeunes enflammés. Leurs clameurs embrasent la capitale. Impression d’un mini-vendredi hirakien. La marche se poursuit jusqu’aux abords du lycée Delacroix au milieu d’une grande ébullition. Hissés sur les épaules de leurs camarades, Abdenour et Chawki, deux icônes du mouvement, prononcent quelques mots avant d’inviter la foule à réciter la Fatiha «à la mémoire des membres du corps médical et tous les citoyens victimes de la pandémie». 13h03. La manif’ se termine officielle­ment par Qassaman.

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