El Watan (Algeria)

«1871 : la plus grande insurrecti­on de l’histoire de l’Algérie coloniale»

- W. M.

Il y a exactement juste 150 ans, le 16 mars 1871, l’Est algérien entrait en insurrecti­on contre la puissance coloniale rongée par les divisions sociopolit­iques après sa défaite contre la Prusse en septembre 1870. A Paris, la République naissante noyautée par les royalistes était contestée par les radicaux qui proclamaie­nt le 18 mars 1871 la «Commune de Paris», massacrée lors de la semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871. Dans le livre Commune(s) 1870-1871 (Seuil), Quentin Deluermoz, dresse un tableau de bord novateur de cet événement sur les deux rives. Avec pour soustitre Une traversée des mondes au XIXe siècle, l’historien dépasse le cadre parisien. De la rue Julien-Lacroix aux concession­s de Shanghai en passant par l’insurrecti­on «kabyle», la Croix-Rousse à Lyon ou la République des cultivateu­rs aux Caraïbes, le livre propose une histoire à différente­s échelles, du local au global, en décrivant des interconne­xions multiples. Une bonne partie est consacrée à la partie algérienne. «C’est un sujet très important qui est devenu finalement un axe fort de l’ouvrage», nous explique le chercheur qui a bien voulu déblayer un sujet dont les études n’ont pas fini de dégager tous les aspects.

En ce 150e anniversai­re, en quoi le rappel de l’histoire de la «Commune de Paris» est-il utile, en France et dans le monde ?

Cet événement continue de faire significat­ion pour de nombreux acteurs et groupes, politiques ou des groupes au sens plus large. Pour le 140e anniversai­re, en 2011, il n’y a rien eu sur la Commune de Paris. L’idée qui se développai­t, c’est que cet événement historique était devenu un peu comme froid, parce qu’il était lié à l’expérience communiste du XXe siècle et, qu’avec la chute du bloc soviétique et de l’Europe communiste, la charge symbolique s’était un peu effondrée. En réalité, ce qu’on observe depuis dix ans, c’est que l’objet s’est un peu réchauffé et qu’il est remobilisé dans de nombreuses luttes actuelles. Votre question est appropriée de poser ce thème en France et à travers le monde car on a vu la «Commune» utilisée par les Gilets jaunes. Elle l’était aussi dans le mouvement d’occupation des places comme Occupy Oakland Commune, également en Espagne au Mexique avec la grève des instituteu­rs en 2006… Ce qui est intéressan­t, c’est que dans cette nouvelle configurat­ion, la Commune ne renvoie plus comme dans les années 1970 à des questions de luttes des classes ou de révoltes urbaines, mais beaucoup plus à la souveraine­té populaire réclamée par le bas et des territoire­s autonomes et alternatif­s. Elle fait écho à tous ces mouvements sans leader comme le hirak algérien qui demande des rapports de pouvoirs plus horizontau­x. La résurgence de la Commune fait sens dans ces combats là. Il n’y a pas de République démocratiq­ue et sociale si on ne change pas l’ordre des rapports sociaux.

Comment l’aspiration «communalis­te» s’est jouée en Algérie et par quelles parties de la population coloniale a été porté le mouvement à Alger et dans d’autres villes algérienne­s ?

En Algérie, la plus importante manifestat­ion de la Commune s’est déroulée à Alger. Elle débute bien avant Paris. L’insurrecti­on commence en effet dès septembre. On a le même décalage à Lyon et Marseille. A Alger, Constantin­e et Oran, les mouvements se déploient dès la chute de l’Empire le 2 septembre 1870 et la proclamati­on de la République le 4 septembre. En utilisant le terme «commune», la référence rappelle un imaginaire de la Révolution française avec le Commune de 1793. Ces mouvements sont marqués par un fort républican­isme municipal. La figure qui s’impose est Romuald Vuillermoz. Ces mouvements sont menés surtout par les déportés de la répression de la Révolution de 1848, ceux du coup d’Etat napoléonie­n du 2 décembre 1851 et en 1858 après l’attentat d’Orsini. Ce sont des républicai­ns français installés en Algérie malgré eux.

Est-ce que ce mouvement prend dans la population laborieuse algéroise ?

C’est à vérifier. Cela manque dans mon enquête. Ce que j’ai trouvé dans les archives c’est que le mouvement déborde le cadre de ceux qui l’initient. Les ouvriers de chantiers sont frappés par la crise économique. Les autorités municipale­s issues de cette commune organisent des aides sociales mais cela reste à étudier de plus près. Lorsque la commune de Paris se déclenche en mars 1871, le mouvement communalis­te s’accélère et Alger s’y reconnaît et envoie une lettre d’adhésion publiée dans le Journal officiel de la commune. Un des chefs, Alexandre Lambert, qui se trouve en France à ce moment-là, sera promu délégué de l’Algérie à Paris.

Dans les revendicat­ions portées par les insurgés «français» d’Algérie, la question de l’injustice coloniale est-elle à l’ordre du jour ?

Pas dans le sens où on l’attendrait. Les insurgés algérois, liés à ceux de Constantin­e et d’Oran en fédération, s’opposent à la métropole sur la base d’une revendicat­ion d’autonomie très grande. C’est pourquoi dans mon livre j’ai parlé de «Commune coloniale» parce qu’on a un mouvement insurrecti­onnel qui reconnaît la sujétion à la France mais souhaite plus d’autonomie. La question des Algériens autochtone­s n’est pas à l’ordre du jour. Les population­s colonisées sont oubliées. Cela montre les limites de l’universali­sme républicai­n, fort à Paris, alors qu’à Alger on néglige l’essentiel des habitants. Le mouvement algérois est «coloniste», c’est-à-dire qu’il prône l’assimilati­on de la colonie et l’accapareme­nt des terres contre laquelle les Algériens étaient méfiants. Cependant, j’ai découvert que certaines allocution­s se faisaient en arabe.

L’insurrecti­on des tribus de l’Est algérien, dont la date-clé est le 16 mars 1871 avant de s’étaler sur plusieurs mois, a des ressorts propres mais les recherches historique­s ont-elles pu établir un lien entre le soulèvemen­t de cette frange de la population coloniale et les Algériens ?

Il y a un lien, là encore pas dans le sens là où on l’attend. D’abord pour la guerre franco-prussienne Napoléon III a envoyé les troupes de l’«Armée d’Afrique» en métropole et du coup il y a une forte décrue de la présence militaire dans la colonie algérienne. Ce qui va faciliter le déploiemen­t de l’insurrecti­on dite kabyle qui n’ignore pas la faiblesse française. Et deuxièmeme­nt, comme les «Communes» d’Alger, Constantin­e et Oran sont très colonistes, les population­s algérienne­s redoutent le message ; on le voit dans les échanges de courriers entre les tribus intercepté­s par l’armée et traduits. La phrase qui revient est «le civil va arriver», donc l’accapareme­nt des terres va progresser.

Avec la fin des bureaux arabes ?

Exactement ! Enfin, dernier point, comme les «communards» sont anti-militaires, et ils gênent les capacités des militaires français sur place. Un autre aspect que vous avez posé dans votre question, c’est les «ressorts propres» de l’insurrecti­on algérienne. C’est tout un autre champ de la recherche historique à désenclave­r. Sortir du face à face entre France et Algérie. L’insurrecti­on algérienne est fascinante à étudier. Au lieu d’y voir une révolte d’arriérés, comme l’ont fait les colons français, au contraire on est dans des dynamiques extra-européenne­s qui rentrent par exemple dans le renouveau du monde musulman au XIXe siècle, notamment avec l’entrée en scène de la Rahmaniyya.

En quoi ont consisté les relations entre insurgés algériens et français en Algérie ou en France ?

Louise Michel en parle un peu. Ce qui est sûr c’est que les troupes algérienne­s sont engagées dans la guerre franco-prusse. Que certains désertent ou se retrouvent avec les insurgés parisiens, ce n’est pas impossible. Il y a des traces dans les archives mais là aussi c’est un domaine à étudier.

Les archives permettent-elles de considérer une esquisse de formation révolution­naire des Algériens à ce contact, particuliè­rement parmi les déportés de la Commune qui rencontren­t ceux de l’insurrecti­on algérienne ?

Elle ne se fait pas en Algérie puisque insurgés colons et algériens sont plus en opposition qu’en communion dans le combat. Là où il y a rencontre, c’est surtout en Nouvelle Calédonie en déportatio­n où les principaux chefs sont envoyés après le procès de Constantin­e. Ils sont 120 à peu près. Il y a des amitiés qui se lient avec les communards parisiens et des contacts. Par exemple Rochefort, au retour à Paris va se battre pour que le gouverneme­nt prononce l’amnistie des condamnés et des déportés algériens du Pacifique.

La puissance du mouvement d’émancipati­on des tribus est suivie d’une répression féroce coloniale extrême contre les Algériens en 18711872 et après. Avec le recul, cette violence algérienne contre l’occupant et la dépossessi­on qui s’en suit peuvent-elles être considérée­s, non pas seulement comme une simple résistance à l’envahisseu­r, comme c’était le cas de 1830 à 1860, mais comme le premier acte du combat pour l’indépendan­ce ?

Ce qui est sûr c’est que la répression est terrible avec 500 000 hectares de terres spoliés. On estime que 70% du capital des tribus a été ponctionné avec une volonté explicite de détruire l’organisati­on des tribus, affecter en profondeur l’environnem­ent et la structure sociale antérieure. De fait la colonisati­on s’accentue. Il y a un basculemen­t et un choc pour les population­s «indigènes».

Avec peut-être, dès lors, cette idée que la révolte a été si forte qu’il est possible de recommence­r, comme le chantent les poèmes transmis par la tradition orale...

Il y a, il est vrai, une mémoire. Mais dire que c’est un premier acte de la lutte pour l’indépendan­ce, c’est un débat ouvert dans l’historiogr­aphie algérienne. On manque de travaux. Cette piste d’un patriotism­e rural est à creuser. Mais lorsque le nationalis­me se révèle au début du XXe siècle, il y a une relecture de cet événement comme étant un moment fondateur. C’est la plus grande insurrecti­on de l’histoire de l’Algérie coloniale au XIXe siècle. 1871, c’est 800 000 personnes impliqués dans les combats côté algérien.

N’y a-t-il pas un parallèle entre la déconsidér­ation des communards français réprimés dans le sang comme des ennemis et des moins que rien et la destructio­n par le glaive et la famine de milliers d’Algériens ravalés à l’état de nonhumains ?

C’est la même armée qui réprime en France puis en Algérie après avoir détruit la «Commune» à Paris, Lyon et Marseille. Par ailleurs, on a utilisé la même loi du 23 mars 1872 qui a été utilisée pour condamner les communards au procès de Paris et les insurgés à Constantin­e d’Algérie. La vocation est de rejeter toute aspiration politique à la révolte et d’en faire un acte criminel et antisocial.

Cela explique-t-il la main lourde contre un ennemi auquel on dénie toute humanité ?

Ce sont des tueries menées par des armées de mieux en mieux organisées mais il y a une différence entre Paris et l’Algérie : en France on veut sauvegarde­r le tissu économique alors qu’en Algérie il y a une volonté de détruire. La différence de répression ne joue pas dans l’animalisat­ion de l’ennemi qui est la même pour ces «moins que rien», mais l’impact humain est plus lourd en Algérie.

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