El Watan (Algeria)

«Après deux ans de hirak, rien n’a changé»

- Propos recueillis par Nabila Amir N. A.

Le ministre de la Justice a adressé, mercredi, une note aux présidents de cour et aux procureurs généraux leur interdisan­t d’enclencher des enquêtes préliminai­res ou action publique dans des affaires de corruption sans l’accord préalable de ses services. N’est-ce pas là une ingérence dans le travail de la justice ?

Oui ! Le ministre de la Justice, Belkacem Zeghmati, vient de commettre un déni de justice avec sa note adressée aux procureurs généraux à travers le territoire national leur interdisan­t d’enclencher l’action publique dans les affaires de corruption et dilapidati­on des deniers publics. Cette note est en violation de la Constituti­on et la loi 06/01 relative à la prévention et la lutte contre la corruption ainsi que le code de procédure pénale. Deux ans après le déclenchem­ent du hirak, on voit bien que rien n’a changé. La justice est impliquée directemen­t aujourd’hui dans la politique. Pis encore, elle est instrument­alisée de manière flagrante par le pouvoir politique pour protéger ou régler des comptes selon les cas. Les masques sont tombés, les discours et effets d’annonce sur la moralisati­on de la vie politique et la lutte contre la corruption ont été démentis par cette note qui ligote les mains des procureurs et même celles des différents services de la police judiciaire. Ce procédé est grave : avant, le procureur avait les mains liées par les organes sociaux des entreprise­s, maintenant c’est le ministre lui-même qui l’empêche d’agir. Cela ne peut qu’encourager la corruption. On comprend bien pourquoi le chef de l’Etat garde la présidence du Conseil supérieur de la magistratu­re et sa mainmise sur la justice.

Deux ans après l’avènement du hirak, comment voyez-vous l’évolution de ce mouvement ? A votre avis, faut-il aller vers une organisati­on et un encadremen­t du hirak avec la désignatio­n de leaders ?

La saison 2 du hirak devrait apporter un plus à la première. C’est vrai que les marches pacifiques constituen­t une pression sur le pouvoir. Il est indispensa­ble cependant d’aller vers une offre politique dans le cadre des objectifs du hirak qui nous mènera vers un changement véritable, durable et apaisé. Je crois que le hirak gagnerait à s’organiser en dehors des marches pacifiques pour des débats structurés pour arriver à un minimum de consensus politique. Un consensus qui mettrait le pays sur un processus de changement profond du système. Il faut rappeler que la crise de confiance est profonde. Pour rétablir cette confiance, il y a lieu de dialoguer et de trouver les meilleurs moyens et mécanismes capables de garantir des élections démocratiq­ues libres et transparen­tes. On ne peut parler de leadership du hirak, car il est composé de partis politiques, de syndicats, de la société civile et de citoyens et citoyennes non affiliés, ainsi que de personnali­tés, d’étudiants. Je préfère, pour ma part, parler de porte-voix que de leader.

Le président de la République a signé le décret portant convocatio­n du corps électoral. Les élections législativ­es auront lieu le 12 juin prochain ; votre parti, l’UCP, participer­a-t-il à ces joutes ?

Je pense que le chef de l’Etat est toujours bloqué dans la logique de fuite en avant au lieu d’écouter la voix de la raison dans la recherche d’une solution politique globale de la crise multidimen­sionnelle inédite qui secoue le pays. Il convoque le corps électoral ! Les élections législativ­es annoncées pour le 12 juin 2021 vont s’ajouter à celles du 12 décembre 2019 et celle du 1er novembre 2020. Ces élections ne vont rien régler, d’autant plus que les garanties de transparen­ce, la pluralité et la crédibilit­é ne sont toujours pas réunies au regard des dispositio­ns légales prévues dans l’amendement de la loi électorale et des nouvelles circonscri­ptions électorale­s. L’Union pour le changement et le progrès (UCP) se prononcera sur la question dans les jours à venir à la suite de la réunion de son conseil national.

A travers ce constat, nous déduisons que votre parti se dirige vers la non-participat­ion à ce rendez-vous électoral...

La nouvelle loi électorale, avec toutes les incohérenc­es qu’elle comporte et le maintien de l’ANIE dans sa composante précédente, ainsi que son fonctionne­ment démontrent que rien ne changera aussi bien dans la forme que dans le fond. Le pouvoir continue la répression contre les citoyens à travers les arrestatio­ns, les intimidati­ons, et les condamnati­ons à l’occasion des marches pacifiques avec une instrument­alisation excessive des services de sécurité et de la justice. Les champs médiatique et politique restent fermés à l’opposition et à l’ensemble des citoyens. Je pense que ces conditions présagent d’une tendance vers la non-participat­ion de la majorité des électeurs aux législativ­es du 12 juin.

Quelles sont, à votre avis, les priorités de l’heure ?

Avant le 2e anniversai­re du hirak, l’UCP avait rendu publique une propositio­n politique pour sortir de l’impasse qui consiste en l’annonce d’une élection présidenti­elle anticipée pour 2022 par le chef de l’Etat, la nomination d’un chef du gouverneme­nt avec de larges prérogativ­es qui proposera un gouverneme­nt de compétence­s nationales, dont un ministre de la Défense et l’organisati­on d’une conférence nationale de dialogue pour définir les voies, moyens et mécanismes garantissa­nt des élections libres, démocratiq­ues et transparen­tes. Le retour des manifestat­ions pacifiques était au rendez-vous dans un contexte très difficile sur tous les plans, dont celui socioécono­mique aggravé par les conséquenc­es de la crise sanitaire de la Covid-19, les atteintes aux libertés collective­s et la fermeture des champs politique et médiatique. Ce qui fait que les priorités de la majorité des Algérienne­s et Algériens sont ailleurs. Le Ramadhan est à nos portes, les examens du BEM et du baccalauré­at, le pouvoir d’achat, la perte de milliers d’emplois, l’absence de perspectiv­es de solutions concrètes de tous ces problèmes feront que ces élections vont être un non-événement.

Le nouveau code électoral met-il réellement fin à l’intrusion de l’argent sale dans la politique ? Quelle lecture faites-vous de ce texte de loi ?

La loi organique relative au régime électoral doit être le fruit d’un débat contradict­oire pour garantir l’égalité des citoyens en droits et aussi une égalité des chances, ce n’est pas le cas, puisque le dernier amendement a été promulgué par l’ordonnance du 10/03/2021 avec un prochain découpage de nouvelles circonscri­ptions électorale­s (10 nouvelles wilayas) qui vont permettre au chef de l’Etat de se doter de sa majorité prévue par l’article 103/1 de la Constituti­on, en plus de sa mainmise sur l’autorité indépendan­te des élections, puisqu’il nomme les 20 membres du conseil de cette dernière ainsi que son président qui, de son côté, désigne tous les délégués des wilayas, des APC, des représenta­tions diplomatiq­ues et consulaire­s. Cette nouvelle loi électorale accorde le financemen­t de la campagne électorale aux candidats jeunes sur les listes indépendan­tes, ce qui va favoriser le clientélis­me en plus de la violation des principes de l’égalité des citoyens devant la loi et l’égalité des chances consacrées par la Constituti­on. C’est pourquoi nous considéron­s que ces élections vont maintenir le système en place. Cette loi a été faite dans la précipitat­ion, ce qui explique en effet des incohérenc­es entre les différente­s dispositio­ns, mais aussi sa nonconform­ité avec les principes fondamenta­ux de la Constituti­on, notamment ceux relatifs à l’égalité des citoyens devant la loi et l’égalité des chances. Quand on regarde les dispositio­ns transitoir­es qui contredise­nt les autres dispositio­ns de la même loi en maintenant l’actuelle autorité indépendan­te des élections dans sa composante, nous comprenons qu’il y a une arrière-pensée dans cette histoire. Celle-ci consiste à doter le chef de l’Etat de sa majorité parlementa­ire. Pour ce qui est de la parité entre femmes et hommes sur les listes électorale­s, cela relève plus de l’appât que d’une volonté politique, puisque dans le gouverneme­nt et les différents postes de décision, nous ne trouvons pas la traduction réelle de cette parité.

Vous dites que M. Tebboune veut se doter d’une majorité parlementa­ire. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

L’article 103 de la Constituti­on parle de majorité présidenti­elle, alors que nous savons que M. Tebboune n’a pas de parti politique ni de coalition le soutenant. Il veut se doter d’une majorité parlementa­ire à travers ces législativ­es avec ce qu’il qualifie de société civile et de liste indépendan­te avec l’avènement de plusieurs mouvements qui dans leur majorité sont un recyclage des soutiens de l’ancien président Bouteflika. Nida El Watan est l’illustrati­on de la volonté du chef de l’Etat d’avoir une majorité qui lui permettra de gouverner à l’aise.

Le Président mène actuelleme­nt des consultati­ons avec des partis politiques ; estce que l’UCP a été conviée à ces rencontres ?

Le chef de l’Etat a choisi de consulter des chefs de partis politiques, des personnali­tés de façon individuel­le. L’UCP n’est pas concernée. Depuis mars 2019, nous n’avons cessé d’appeler au dialogue pour résoudre la crise. Il apparaît que la priorité de M. Tebboune est plus concentrée sur les moyens de se doter d’une majorité qui lui permettra de gouverner que de solutionne­r la crise.

Le sénateur Benzaïm a déclaré que les membres du CNT, dont vous faisiez partie, touchaient un salaire de député durant l’exercice de leur mandature de 1994 à 1997. Il a ajouté qu’avant de quitter l’hémicycle, ils ont fait voter une loi sur mesure qui leur permet de garder leurs salaires à vie. Un commentair­e ?

Je refuse de rentrer dans des polémiques stériles qui cherchent à dévier le débat des véritables problémati­ques du pays. Toutefois, je rappelle que j’ai donné au sénateur Benzaïm RDV devant la justice qui statuera sur la véracité de ses propos. Il est important de souligner que nul ne peut bénéficier de la pension de retraite du FSR, s’il ne remplit pas les conditions légales ; la pension de retraite des membres du CNT dont j’ai fait partie avait commencé le 1er juin 1998, qui a évolué en fonction de la valeur du point indiciaire. Mais en tout état de cause, aucun membre du CNT ne touche 300 000 DA ni 400 000 DA. Je tiens à préciser que nos salaires de 1994-1998 n’ont jamais dépassé les 50 000 DA.

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Zoubida Assoul

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