El Watan (Algeria)

«Les viols ont eu un caractère massif»

- M. B.

De tous les sévices perpétrés par l’armée française, le viol est le plus caché, tout autant par les auteurs que par les victimes. C’est l’angle mort des recherches historique­s.» Le constat est du journal Le Monde, qui vient de consacrer dans son édition du 18 mars 2021, sous la plume de Florence Beaugé, une enquête très fouillée sur les viols commis par l’armée française, ceci dans un contexte marqué par un retour en force des débats mémoriels à la faveur du Rapport Stora. Sous le titre : «Guerre d’Algérie : le tabou des viols», la journalist­e reprend, notamment, les témoignage­s de Louisette Ighilahriz, Baya Laribi et Kheira Garne, et cite également les récits d’anciens soldats français ainsi que les (rares) travaux d’historiens et chercheurs qui se sont penchés sur la question. La journalist­e est obligée de constater combien il demeure extrêmemen­t délicat de témoigner sur ces crimes passés sous silence. «Les victimes de viol meurent les unes après les autres, enferrées dans le silence et la douleur, parfois dans le déni», écrit Florence Beaugé. Et de se demander : «Comment traiter d’un sujet qui inspire horreur et sidération, et n’est pas abordé directemen­t dans le récent rapport Stora ?»

Même dans la communauté des chercheurs, ces agissement­s de l’armée coloniale sont très peu traités : «Sous-estimé ou ignoré, le sujet n’a jamais vraiment été creusé. Et pour cause : dans un pays comme dans l’autre, il s’agit d’un tabou très ancien. A cela s’ajoute le fait que les historiens français ne disposent pas de financemen­ts pour se rendre sur le terrain. Ils doivent, le plus souvent, se contenter des archives ou des témoignage­s de vétérans, sans accéder à ceux des victimes. Mais certains s’y attellent tout de même.» C’est le cas de l’historienn­e Claire Mauss-Copeaux, «l’une des rares chercheuse­s à enquêter sur le terrain, en Algérie». Elle a notamment écrit : «Hadjira. La ferme Améziane et au-delà…» Dans l’enquête du Monde, Claire

Mauss-Copeaux insiste : «Non, les tortures sexuelles commises en Algérie n’ont pas été de simples bavures, mais le produit de la volonté politique des gouverneme­nts qui se sont succédé afin d’écraser l’adversaire et l’humilier.»

Dans son long papier, Florence Beaugé commence par rappeler le témoignage bouleversa­nt livré par la moudjahida Louisette Ighilahriz et publié par Le Monde le 20 juin 2000. C’était d’ailleurs Mme Beaugé qui avait recueilli son récit. «J’étais allongée nue, toujours nue (…). Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes, jeme mettais à trembler (…). Le plus dur, c’est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après, on se détache mentalemen­t. C’est un peu comme si le corps se mettait à flotter…» Des passages que convoque Florence Beaugé avant de faire remarquer : «En quelques mots, elle dévoile la nature des sévices dont elle a été l’objet en septembre 1957, à l’âge de 20 ans, au siège de la 10e Division parachutis­te (DP) à Alger.» Le récit courageux de Mme Ighilahriz a constitué un tournant, comme le souligne l’historien Tramor Quemeneur, cité par la journalist­e : «Le témoignage de Louisette Ighilahriz a fait l’effet d’une déflagrati­on ! Tout est parti de là. C’est alors qu’on a commencé, en France, à s’intéresser à ce sujet.» Khalti Baya, véritable icône à Boufarik, et qui nous a quittés le 2 novembre 2017, était pour infirmière dans les maquis de l’ALN lorsqu’elle a été arrêtée. «Son histoire nous renvoie aux années 1950, du temps où cette grande et belle jeune fille était étudiante infirmière. En 1956, elle monte au maquis, mais elle est capturée l’année d’après, dans l’est du pays, en même temps que trois autres infirmière­s et un groupe de quatorze combattant­s», détaille Florence Beaugé. Transférée à Alger, séquestrée dans un centre de torture de la Basse Casbah, «elle subit un viol collectif». En 2004, Baya Laribi déclare dans un entretien au Monde :«Nous avons eu l’indépendan­ce, mais à quel prix !» Et de marteler : «Parlez des femmes violées dans les montagnes, celles dont on n’a jamais rien su ! Il faut que les génération­s montantes sachent ce qui s’est passé. La torture physique, ce n’est rien en comparaiso­n de la torture morale. La mort, c’est la fin, mais la torture morale, c’est une souffrance qui ne se termine jamais, jamais ! Vous comprenez ? Les hommes font la guerre, mais ce sont les femmes qui en payent le prix !»

«DES CHIENS DRESSÉS POUR VIOLER LES PRISONNIER­S»

Autre cas poignant : celui de Kheïra Garne, qui nous a quittés le 9 août 2016. Kheïra n’avait que 15 ans lorsque des militaires français l’ont torturée et violée dans un camp de détention à Theniet El Had, dans l’Ouarsenis. C’était en août 1959. De ce viol collectif naîtra un enfant, Mohamed. «‘‘Français par le crime’’, comme il se définit, il ne se remettra jamais des conditions de sa naissance», lit-on dans l’article du Monde, qui poursuit : «Au terme de longues et difficiles actions en justice contre le ministère français de la Défense, il a été reconnu comme victime de la guerre d’Algérie et a obtenu une pension symbolique, en 2001. Mais rien n’apaise sa souffrance, pas même l’écriture d’un livre, Lettre à ce père qui pourrait être vous (JC Lattès, 2005).» Kheïra Garne passera plusieurs années à végéter entre les morts, ayant élu domicile dans un cimetière. «N’ayant jamais recouvré sa santé mentale, elle a passé l’essentiel de sa vie dans le cimetière Sidi Yahia d’Alger», assure Florence Beaugé. Kheïra répétait à son fils : «Laisse-moi avec les morts. Eux ne me font pas de mal. Les vivants m’ont trop fait souffrir, tu le sais bien, tu en es la preuve éclatante.»

L’enquête du Monde, comme nous l’indiquions, a mentionné aussi les témoignage­s d’anciens soldats qui ont brisé l’omerta autour de ces violences sexuelles pratiquées à grande échelle. «D’après les anciens combattant­s français, les victimes et les témoins, il y avait deux types de viols. D’une part, ceux perpétrés dans les multiples centres d’interrogat­oires répartis dans tout le pays : à Alger, la villa Sésini, l’école Sarrouy ; à Tlemcen, le Bastion 18… D’autre part, les viols qui avaient lieu dans les mechtas lors d’expédition­s de la troupe dans les villages et les hameaux isolés», dissèque la journalist­e. «Loin d’être de simples dépassemen­ts, soulignet-elle, les viols ont eu un caractère massif un peu partout entre 1954 et 1962, dans les campagnes beaucoup plus qu’en ville, avec un crescendo au fur et à mesure des années de guerre.» «Parce que les parachutis­tes du général Massu se sont vu confier les pleins pouvoirs au début de 1957, la Bataille d’Alger a sans doute constitué un tournant dans ce domaine. Mais, d’après les témoignage­s, les viols ont été particuliè­rement nombreux pendant les opérations du plan Challe, destiné à ‘‘éradiquer’’ une fois pour toutes, en 1959 et 1960, les unités de l’Armée de libération nationale (ALN) dispersées sur le terrain.»

L’article révèle, par ailleurs, que les viols se sont étendus même aux hommes, citant notamment le témoignage de Mohand Sebkhi recueilli par l’historien Daho Djerbal, et qui a fait l’objet d’un livre : Souvenirs d’un rescapé de la Wilaya III (Barzakh, 2014). Cet agent de liaison du Colonel Amirouche dénonçait dans son témoigne les exactions pratiquées au camp de Ksar Ettir, près de Sétif, où «des chiens avaient été dressés pour violer les prisonnier­s». «Le plus connu était Moumousse, un molosse noir d’une soixantain­e de kilos dressé de manière diabolique», lit-on dans cette enquête. Dans ce sinistre camp régnaient «la répression, la faim, l’humiliatio­n et les travaux forcés». Mais le plus insupporta­ble, c’était ce chien. Il a «fait un massacre parmi les prisonnier­s». «Pareil récit ne surprend pas Andrea Brazzoduro, historien italien, note Florence Beaugé. Lui aussi se remémore un vieil homme, rencontré en 2017 dans les Aurès, lui racontant, en larmes, avoir été violé, de surcroît avec des chiens…»

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