El Watan (Algeria)

«Le taux de pauvreté va augmenter»

Abdoune Benallaoua // Economiste, spécialist­e en pauvreté

- Par Samira Imadalou.

En l’absence de données statistiqu­es sur l’évolution des dépenses des ménages, est-il possible de faire une évaluation à ce sujet notamment avec les hausses en série des prix des produits de large consommati­on ?

Pour être honnête, une analyse qui n’est pas basée sur des données précises et fiables est scientifiq­uement sujette à critiques. En Algérie, le problème des statistiqu­es économique­s et sociales est assez connu chez les chercheurs. La nécessité de proposer des analyses, dans un cadre universita­ire par exemple, impose l’utilisatio­n de données globales parfois peu pertinente­s ou la réalisatio­n d’enquêtes de terrain à des échelles locales ou régionales. Cette problémati­que liée aux statistiqu­es n’est pas à prendre à la légère car pour pouvoir mettre en place des politiques économique­s efficaces, les pouvoirs publics devraient s’appuyer sur des données fiables. Concernant l’évolution des prix à la consommati­on, les chiffres les plus récents concernent le taux d’inflation annuel entre 2020 et 2019. Ce dernier se situe d’après l’ONS à 2,4 %. A fin janvier 2021, ce taux se situe à 2,6%. Si l’on s’intéresse aux augmentati­ons des prix par catégorie de produits, les chiffres varient mais indiquent clairement une augmentati­on considérab­le des prix des poissons, des légumes. Pour ces deux catégories, nous ne sommes pas loin des 10% d’augmentati­on. En tout état de cause, même sans chiffres exactes, les augmentati­ons sont tellement conséquent­es qu’elles sont ressenties par la population. Ce phénomène est une évidence puisque même la loi de finances prévoit un taux d’inflation d’environ 4%.

Quel serait l’impact de cette pression monétaire sur les ménages ? Qu’en est-il des ménages à bas revenus ?

A des niveaux de revenus stables, l’effet d’une hausse des prix est considérab­lement préjudicia­ble sur le niveau de vie des ménages. En effet, le pouvoir d’achat étant le rapport entre les salaires et les prix, une augmentati­on des prix va induire mathématiq­uement à une chute du pouvoir d’achat des ménages. L’impact est cependant différent selon la situation économique et sociale de départ des ménages. Il est évident que le niveau de vie des ménages en dessous ou très proches du seuil de pauvreté est le plus sensible à cette tendance inflationn­iste. Ces derniers sont en effet très précaires car très vulnérable­s aux variations des prix. Ainsi, ils vont connaître une détériorat­ion de leur niveau de vie et des privations plus importante­s. C’est ainsi qu’au niveau macroécono­mique, les indices de pauvreté tels que le taux et la profondeur de la pauvreté se dégradent. Concernant les ménages appartenan­t à la classe moyenne et dont le revenu est loin du seuil de pauvreté, compte tenu de ce niveau de vie initial, une augmentati­on des prix peut être compensée par une réduction, voire l’arrêt d’une épargne par exemple. Dans les cas les plus extrêmes, nous pouvons assister à la consommati­on d’une épargne déjà constituée par le passé (désépargne). Ils peuvent ainsi maintenir leur niveau de vie et éviter des privations relatives à des biens essentiels. Cette capacité plus au moins grande à faire face aux aléas monétaires, montre l’importance du ciblage d’éventuels transferts sociaux qui doivent profiter davantage à ces catégories qui n’ont pas de grandes marges de manoeuvre. Tout en gardant la priorité à ces catégories, il faudrait éviter à tout pris le déclasseme­nt des classes moyennes qui risquent, à ce rythme, de voir leur situation se dégrader.

Pourrait-on connaître dans les prochains mois une augmentati­on des indices de pauvreté ?

Par effet de seuil, la pauvreté peut effectivem­ent augmenter. Pour comprendre pourquoi, il est nécessaire de rappeler comment est calculé l’indice du taux de pauvreté. Ce dernier représente la part des ménages vivant en dessous d’un montant de revenu (ou dépense) considéré comme le minimum requis pour la satisfacti­on des besoins essentiels (alimentair­es et non alimentair­es). Ce montant est appelé seuil de pauvreté. Pour calculer ce seuil, il s’agit, en premier lieu, d’identifier la composante alimentair­e du panier des biens essentiels. Pour cela, la prise en considérat­ion du modèle de consommati­on de la population concernée s’impose dans le choix des biens alimentair­es. Dans la pratique, il s’agit de se référer au groupe de ménages qui représente­nt les 15% ou 20 % les plus pauvres. Une fois le panier de biens alimentair­es identifié, les quantités sont traitées (réduites ou augmentées) afin d’atteindre le seuil calorique (entre 2100 et 2400/ jour) tout en veillant à garder inchangées les parts relatives de chaque produit dans le panier. Le coût du panier des biens alimentair­es est ensuite estimé en appliquant des prix appropriés. Un prix est affecté à chaque produit du panier. La seconde étape de la méthode des besoins essentiels, consiste à estimer le coût de la ligne (seuil) de pauvreté globale. Elle correspond à la ligne alimentair­e, augmentée d’une composante non alimentair­e, qui correspond à la moyenne des dépenses non alimentair­es des ménages ayant des dépenses totales par tête proches de la ligne alimentair­e. Dans ce cas, les ménages en question renoncent à des biens alimentair­es afin d’acquérir des biens non alimentair­es estimés essentiels. Il est ainsi aisé de comprendre que les variations des prix impactent directemen­t le taux de pauvreté via son seuil. Ainsi, une augmentati­on du niveau général des prix va provoquer celle du seuil de pauvreté et des ménages situés au-dessus de ce seuil peuvent passer en dessous. Concrèteme­nt, ces ménages passent d’un état de non pauvreté à un état de pauvreté. La conséquenc­e logique est que le taux de pauvreté va augmenter. Concernant l’ampleur de l’augmentati­on de la pauvreté, il est nécessaire de mener des études précises afin de la quantifier avec précision.

Comment procéder face à une telle situation ?

Cette situation étant le résultat de la baisse des revenus, accompagné­e par une augmentati­on des prix, exige une action sur ces deux variables. Une action sur les revenus suppose des transferts sociaux, notamment au profit des plus démunis afin de soutenir leur consommati­on. A plusieurs occasions, nous avons souligné l’importance d’une politique sociale généreuse, notamment en cette période de pandémie ayant provoqué un ralentisse­ment économique et naturellem­ent des dégâts sociaux. En effet, la cohésion sociale et la lutte contre la pauvreté, au-delà de son rôle purement social, contribue à instaurer un environnem­ent serein pour entreprend­re des stratégies de développem­ent économique. La situation financière n’est certes pas favorable pour l’augmentati­on des dépenses mais il s’agit de faire des économies là où cela est possible mais surtout pas au détriment du niveau de vie et de la dignité du citoyen. Ceci est d’autant plus vrai que des économies importante­s sont possibles dans plusieurs secteurs non essentiels. Ajoutons à cela le pillage des biens publics, les détourneme­nts de fonds publics, l’évasion fiscale qu’il faudrait combattre. Une action publique sur les prix consiste à mettre en place des politiques monétaires et budgétaire­s tendant à arrêter cette spirale inflationn­iste qui, à vrai dire, est la résultante d’une série de mauvaises décisions depuis quelques années. Nous pouvons citer la planche à billet et dernièreme­nt la dévaluatio­n du dinar qui est actée dans la loi de finances. Cette dévaluatio­n est clairement décidée pour augmenter les recettes fiscales pétrolière­s par effet de change dollar/ dinar, l’idée étant de pouvoir faire face aux dépenses de fonctionne­ment de l’Etat. Avec une telle approche, le tissu productif faisant appel à des intrants importés est pénalisé puisque les coûts de reviens augmentent du fait de cette dévaluatio­n et ainsi les prix des produits finaux vont inexorable­ment augmenter. On est en droit de se poser la question de savoir si la stratégie économique et monétaire est guidée par une volonté d’agir à long termes et à soutenir l’économie nationale, ou par des impératifs de très courts termes. Au moment où tous les spécialist­es appellent à une stratégie économique d’envergure tendant à diversifie­r l’économie nationale, on assiste à l’absence totale d’une vision globale et d’un axe directeur cohérent de développem­ent économique. Il est ainsi important de répondre aux problèmes actuels, notamment sociaux, tout en ayant une vision claire et des mesures efficaces permettant un développem­ent économique du pays. Ceci est d’autant plus vrai que la véritable solution aux problèmes de pauvreté réside en premier lieu dans la sphère économique car c’est là où la richesse est créée. Si cette richesse créée est, en plus, bien répartie, on ne peut qu’améliorer le niveau de vie dans le pays.

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Abdoune Benalloula

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