Ce fossé qui sépare les textes de la réalité
Pour la première fois, plusieurs magistrats, avocats, médecins légistes, représentants du mouvement associatif, du Conseil national des droits de l’homme, de l’Organe national de protection de l’enfance, des institutions et des services de sécurité se réunissent pour débattre de la question des violences contre les femmes Les intervenants ont mis l’accent sur les nombreuses difficultés qui inhibent tout effort de prise en charge médicale, psychologique, judiciaire et sociale de ces victimes.
De nombreux magistrats, entre procureurs et juges, des avocats, mais aussi des médecins légistes, des membres d’associations de défense des droits des femmes, du Conseil national des droits de l’homme, de l’Organe de promotion et de protection de l’enfant, ainsi que des représentants de la police et de la gendarmerie, de l’administration pénitentiaire, du ministère de la Solidarité, des médiateurs de la justice prennent part, depuis hier à l’Ecole supérieure de la magistrature (ESM) à Koléa (Tipasa) pour deux jours, à un séminaire sur la protection des femmes victimes de violence et leur prise en charge. Organisés par le ministère de la Justice, dans le cadre du Programme européen d’appui au secteur de la justice en Algérie en coordination avec le partenaire européen l’Unité d’appui au programme, les travaux de la première journée de ce séminaire ont été axés sur d’importantes questions liées aux deux thématiques au programme : «L’accès à la justice des femmes victimes de violence : stratégies normatives et institutionnelles. Quels contenus ? Pour quelle efficacité ?» et «La protection régalienne efficace des femmes, notamment les femmes victimes de violence, est-elle nécessaire ?»
Avocate, consultante pour le programme et directrice du Centre de documentation et d’information sur des droits des enfants et des femmes (Ciddef), Nadia Aït Zai a commencé par faire état du contexte international et des différentes étapes qu’a connues la législation depuis la Conférence internationale des femmes à Mexico en 1975, jusqu’à la Conférence
mondiale des droits des femmes à Pékin en 1995, en passant par la déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, avant d’évoquer le contexte algérien, marqué par de nouvelles dispositions juridiques. D’abord, à travers l’article 40 de la Constitution qui «garantit aux femmes la protection de l’Etat contre toutes les formes de violence exercées contre elles dans l’espace privé, public et professionnel, mais aussi l’accès des victimes aux structures d’accueil, aux dispositifs de prise en charge, aux voies de recours appropriées et à une prise en charge judiciaire». Elle cite aussi l’article 42 de la même loi, qui assure aux démunies une assistance judiciaire, l’un des piliers de l’accès à la justice dont le champ n’a pas cessé d’accroître au fil du temps. L’intervenante rappelle aussi «la reconnaissance légale des différentes formes de violence : conjugale, harcèlement sur la voie publique, violence sexuelle et violence économique, criminalisées en 2015 par le code pénal».
Elle rappelle également le contenu de la loi sanitaire de 2018 qui assure «la protection aux catégories vulnérables, dont les femmes mais aussi aux mères et aux femmes en situation de détresse psychologique et sociale, considérées comme des personnes en difficulté». Un échange assez intéressant a suivi cette intervention, à laquelle prennent part trois experts espagnols et français, par visioconférence.
De nombreux intervenants, majoritairement des magistrats, mettent en avant le fossé qui sépare les textes, leur application de la réalité de la société. Ils plaident pour une loi «spécifique» qui prend en charge toutes les violences exercées contre les femmes ainsi que les procédures de protection et de prise en charge. D’autres préconisent «des guichets uniques pour les victimes de violence, la déclaration obligatoire de celle-ci par les médecins légistes et le retour des assistantes sociales pour un meilleur accompagnement des victimes». Certains avocats regrettent que dans beaucoup de cas de violence à l’égard des femmes, «la sanction contre les agresseurs est souvent en deçà de la gravité des faits, puisqu’ils s’en sortent avec de simples amendes. Pour la victime, c’est un autre traumatisme qui s’ajoute à sa souffrance». Pour une juge d’application des peines, la violence à l’égard des femmes n’est pas comme les autres. «Il est important que des sections spécialisées dans ces formes de violence soient instituées au niveau des juridictions, comme cela se fait pour les affaires de mineurs. Elles doivent faire l’objet d’un suivi particulier par le parquet et la police judiciaire. Cela permettra de spécialiser les juges et constituer une base de données.» Procureur adjoint, une autre participante affirme que «la loi est une chose et la réalité est une autre. Les procédures prennent beaucoup de temps. Comment obliger le mari à quitter le domicile de l’épouse qu’il a violentée, lorsque le logement social est à son nom ? Aucune décision ne peut être prise lorsqu’elle touche aux droits d’autrui». De nombreux magistrats s’attardent sur les ordonnances de protection de la victime et d’éloignement de l’agresseur, souvent «confrontées au problème de la crise de logement ou au droit de propriété». Pour cette juge de Laghouat, «il y a nécessité d’aller vers des lois qui protègent les femmes et la famille, et surtout d’amender le code de la famille qui encourage, par certaines de ses dispositions, la violence. Si les femmes étaient protégées des maris violents, elles n’auraient cédé ces droits pour réclamer al kholâ. Les lois actuelles sont loin de la réalité. Pour sévir contre les violences contre les policiers, des instructions ont été données par le parquet afin que ces actes soient sévèrement punis. Pourquoi ne pas le faire lorsqu’il s’agit de violence contre les femmes ?»
Les interventions se rejoignent et plaident pour un signalement des violences, un guichet unique pour les victimes, un numéro vert pour celles-ci, des ordonnances d’éloignement de l’agresseur, et non pas de la victime, du domicile et l’accompagnement judiciaire, social et psychologique de celle-ci. Les travaux du séminaire reprendront aujourd’hui avec deux autres thématiques : «Une gestion des tribunaux et des dossiers peut-elle ou doit-elle être sensible à la dimension du genre ?» ; «Les réalités du terrain pour les femmes victimes de violence. Existe-t-il des victimes de stéréotype ?»