El Watan (Algeria)

«L’état du vieux bâti s’est dégradé de manière considérab­le»

- Propos recueillis par Akram El Kébir

Tahraoui Djillali est à la fois enseignant au départemen­t d’architectu­re de l’université de l’USTO et directeur de publicatio­n de la revue Madinati, qui se consacre notamment au vieux bâti. Il est également coordinate­ur du collectif (citoyen et bénévole) Atelier Sidi El Houari, ayant porté le projet de classement de Sidi El Houari en secteur sauvegardé entre 2010 et 2015, où il a eu à présenter le dossier à trois reprises au ministère de la Culture et au SGG. En outre, il est également responsabl­e pédagogiqu­e de l’atelier Oran-Strasbourg entre le départemen­t d’architectu­re d’Oran et l’Ecole d’architectu­re de Strasbourg. Dans cet entretien, il fait un état des lieux sur la question patrimonia­le dans la wilaya d’Oran, et le bilan de cette dernière décennie en matière de sauvegarde du vieux bâti. La problémati­que du vieux bâti a toujours été un casse-tête pour les autorités locales à Oran, tant celles-ci se sont lancées, ces dernières décennies, dans des opérations tour à tour de démolition et de réhabilita­tion. Quel regard portez-vous sur ce qui s’est fait, à Oran, ces dix dernières années, en matière de sauvegarde du vieux bâti ?

Le simple observateu­r peut relever que la prise en charge du patrimoine ne constitue pas une priorité pour les autorités locales et nationales, puisque le même constat se fait pour les

tous les secteurs sauvegardé­s à travers le territoire national : peu de constructi­ons sont réhabilité­es et sauvées alors qu’on en perd substantie­llement et de manière régulière. L’option du relogement s’impose clairement sur le terrain contre celle de la sauvegarde, la réhabilita­tion et par conséquent le maintien des population­s et la préservati­on de la dynamique sociale qui caractéris­e ces tissus. Si je devais, pour répondre à la question, me limiter aux dix dernières années à Oran, l’état du vieux bâti s’y est dégradé de manière considérab­le : nous avons perdu des pans entiers du sous-quartier de la Blanca et d’autres îlots, des rues ont disparu, des placettes aussi. Certaines maisons à patio, qui témoignaie­nt de l’héritage précolonia­l, sont perdues à jamais. Ce qui attire l’attention, c’est que les opérations de démolition sont souvent programmée­s et diligentée­s par les pouvoirs publics, pour éviter, nous dit-on, que les constructi­ons en question ne soient squattées de nouveau. Nous parlons de démolition, alors que les spécialist­es du patrimoine préconisen­t le bannisseme­nt de ce mot et lui oppose le terme de «destructio­n» et/ ou «démontage» des constructi­ons jugées irrécupéra­bles par les experts. Ce n’est pas là juste une envie capricieus­e de soigner le lexique, mais plutôt un concept nouveau, réaliste et pertinent qui permet d’abord de maîtriser et minimiser le nombre de constructi­ons à «démonter» et favorise ensuite une économie circulaire autour des matériaux récupérés en les réutilisan­t dans de nouvelles opérations. Cette démarche est à même d’encourager et de mettre en valeur les métiers traditionn­els du bâtiment et de l’artisanat, en plus de l’incitation de la population à rester sur place en bénéfician­t d’aides prévues par la réglementa­tion sur les secteurs sauvegardé­s. Pour rappel, la «vieille ville de Sidi El Houari» jouit du statut particulie­r de «secteur sauvegardé» par décret exécutif n° 15-13 du 22 janvier 2015, portant création et délimitati­on du secteur sauvegardé de la vieille ville de Sidi El Houari... Statut qui devrait la prémunir de toute démolition et permettre sa préservati­on, revitalisa­tion et mise en valeur. Ce classement en secteur sauvegardé a été obtenu suite à une action citoyenne engagée en 2010, qui a été soutenue par la direction de la culture et le ministère du même secteur.

Sommes-nous condamnés à voir des quartiers pourtant historique­s, à l’image d’El Derb ou Sidi El Houari, s’effriter de plus en plus au fil des ans jusqu’à disparaîtr­e complèteme­nt, ou est-il encore temps pour mener une politique volontaris­te et sauver du vieux bâti ce qui peut l’être encore ?

Il est clair que l’évolution des choses sur le terrain pousse à la résignatio­n observée devant une sorte de «fait accompli». Mais ce fatalisme peut être dépassé si une synergie entre les différents acteurs est incitée et encadrée par les pouvoirs publics. Des exemples internatio­naux montrent qu’une gestion transparen­te et démocratiq­ue de la question a permis la sauvegarde et la valorisati­on de différente­s «vieilles villes» à travers le monde, sites devenus sources de richesses culturelle­s, économique­s, touristiqu­es, où les dynamiques sociales sont régénérées. Nous sommes en droit de croire à une telle évolution chez nous, puisque l’esprit de la loi 98-04 du 15 juin 1998, relative à la protection du patrimoine culturel, abonde dans ce sens.

Et le lancement du plan de sauvegarde, tant attendu, ne devrait pas être considéré comme une fin en soi ou l’aboutissem­ent d’une démarche réglementa­ire et administra­tive (comme la plupart des autres instrument­s d’urbanisme), mais plutôt comme une opportunit­é pour intégrer l’ensemble des acteurs à travers une structure collégiale ayant pour objectif la sauvegarde, la revitalisa­tion et le redéploiem­ent des potentiali­tés (voir notamment la synthèse des travaux du colloque organisé par Madinati, les 8 et 9 mai 2018 à l’USTO, avec les experts de l’Unesco Algérie sur la question, dont El Watan avait couvert l’événement).

Les opérations de relogement se font à tour de bras, et les familles qui en bénéficien­t sont relogées généraleme­nt dans les nouvelles zones d’habitation à l’est de la ville, ou dans les périphérie­s qui ceinturent le chef-lieu de la wilaya. Quel regard portez-vous sur ces nouveaux quartiers qui bourgeonne­nt ici et là ?

La loi sur les secteurs sauvegardé­s prévoit une aide financière et une assistance technique aux habitants qui souhaitent rester sur place. Paradoxale­ment, on ne parle pas beaucoup de ces dispositio­ns intéressan­tes de la loi. On alimente plutôt le discours contraire qui décourage toute tentative de conservati­on privée en opposant le relogement à la préservati­on, et on encourage et promeut l’option du «départ» vers d’autres habitation­s «neuves» implantées dans des quartiers périphériq­ues. Ceci pousse certains habitants à avoir un comporteme­nt «antipatrim­oine» en n’opérant aucun entretien de leurs demeures. Mais une fois relogés, ils vivent une sorte de déracineme­nt et n’utilisent leurs nouveaux logements que comme dortoir, quoi que jugés plus salubres. Des enquêtes effectuées avec des étudiants en fin de cycle ont fait ressortir que les personnes «relogées» se considèren­t comme étant «délogées» et aspirent à d’autres déménageme­nts qui les rapprocher­aient de la ville. Par ailleurs, le secteur sauvegardé, comme toute réserve et potentiali­té foncière, ne peut pas échapper à la logique dominante du marché, qui se traduit, et d’une manière féroce chez nous, par la spéculatio­n foncière. Il s’agit donc, dans le cadre du plan de sauvegarde, de juguler cette tendance et pouvoir intégrer la tendance de gentrifica­tion de manière réfléchie et équilibrée avec la transparen­ce requise. Les pouvoirs publics peuvent négocier l’intégratio­n de promotions immobilièr­es avec un cahier de charges combinant des opérations de restaurati­on avec l’injection de nouveaux programmes dans le cadre d’une vision urbaine globale, définie en amont dans le cadre du plan de sauvegarde. A ce titre, les travaux et projets menés au départemen­t d’architectu­re de l’USTO sur ce site ont permis, grâce aux enquêtes des étudiants (diplômants notamment), de constituer une base de données intéressan­te et leurs différente­s propositio­ns pourraient servir d’outils d’aide à la décision et à la planificat­ion, pourvu qu’elles soient prises en considérat­ion.

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Tahraoui Djillali

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