El Watan (Algeria)

Le cartel de la corruption aux frontières de l’Irak

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C’est une pieuvre dont les tentacules recouvrent des milliers de kilomètres de frontière, chaque dock ou terminal terrestre : en Irak, un cartel de partis politiques et de groupes armés siphonne droits de douane et importatio­ns, pour des montants vertigineu­x. «C’est pire qu’une jungle parce qu’au moins, dans la jungle, quand les animaux sont repus, ils s’arrêtent. Ces gens-là n’en ont jamais

assez», affirme un responsabl­e des douanes. Comme tous les fonctionna­ires, officiels ou hommes d’affaires interrogés par l’AFP ces six derniers mois, l’homme accepte de parler uniquement si son identité n’est pas révélée car tous affirment risquer leur vie en s’exprimant. Dans le 21e pays le plus corrompu au monde selon l’ONG Transparen­cy Internatio­nal, les deux mamelles du système sont connues : froide bureaucrat­ie et corruption endémique, deux phénomènes qui se sont amplifiés après l’invasion américaine ayant renversé Saddam Hussein en 2003. Et le cadre est des plus adaptés : dans une économie pétrolière, sans industrie ni agricultur­e ou presque, les taxes douanières sont l’une des rares richesses à accaparer.

Quant à l’Etat central irakien, il est régulièrem­ent débordé par d’autres acteurs, politiques ou miliciens. La «collusion entre officiels, partis politiques, gangs et hommes d’affaires véreux aboutit au pillage des fonds publics»,

reconnaît auprès de l’AFP le ministre des Finances Ali Allawi.

Autant d’acteurs «imbriqués dans les rouages

de l’Etat», renchérit Renad Mansour, chercheur de Chatham House. Et donc impossible à déraciner. DIRECTEMEN­T CHEZ LES MILICES

En 2019 – le dernier chiffre officiel disponible –, l’Irak a importé pour 21 milliards d’euros de produits hors hydrocarbu­res, majoritair­ement d’Iran, de Turquie et de Chine. Dans leur grande majorité, ces biens ont transité par les cinq terminaux officiels parsemant les 1600 km de frontière avec l’Iran, par le seul postefront­ière couvrant tout aussi officielle­ment les 370 km de frontière avec la Turquie et par l’unique port d’Irak, Oum Qasr, à la pointe sud. Là, selon la Banque mondiale, règnent des «délais interminab­les, taxes élevées et abus». «Même en faisant tout dans les règles, ça dure un mois et on se retrouve à payer des frais de

stationnem­ent à trois zéros», rapporte à l’AFP un importateu­r basé au Moyen-Orient. Alors, pour contourner la bureaucrat­ie, les importateu­rs vont «directemen­t voir les milices ou les

partis» politiques, explique un agent du renseignem­ent irakien. «Ils se disent qu’il vaut mieux perdre 100 000 dollars (en pots-de-vin)

que toute une cargaison.» En recoupant de longs entretiens avec différents acteurs, l’AFP est parvenue à établir que ce sont principale­ment des groupes du Hachd al-Chaabi, une coalition de paramilita­ires pro-Iran intégrés à l’Etat, qui tiennent les terminaux terrestres et les docks d’Oum Qasr – l’endroit le plus corrompu d’Irak, selon ces sources. Selon tous les acteurs irakiens rencontrés par l’AFP, c’est par exemple l’organisati­on Badr, puissante faction armée créée par d’ex-opposants à Saddam Hussein, qui tient Mandali, un postefront­ière avec l’Iran, pays où ils ont vécu en exil. D’autres terminaux avec l’Iran sont tenus par d’autres factions du Hachd, comme Assaïb Ahl al-Haq et les brigades du Hezbollah, ajoutent-ils. DES CIGARETTES OU DES MOUCHOIRS ?

Dans tous ces postes-frontières, partis et factions placent des douaniers, des inspecteur­s ou des policiers. Ils facilitent le passage des cargaisons lorsque des importateu­rs les ont payés au préalable ou bloquent ceux qui ne seraient pas passés à la caisse, affirment les différents responsabl­es. Officielle­ment, le Hachd dément.

Mais des sources proches d’Assaïb et des brigades du Hezbollah racontent à l’AFP le système de répartitio­n, évoquant les mêmes docks ou terminaux cités par le douanier et l’agent du renseignem­ent. «Pour importer des cigarettes, par exemple, il faut passer par le bureau des brigades du Hezbollah à Jadriya

(un quartier de Baghdad, ndlr) et dire qu’on

veut coopérer», avance cette source du renseignem­ent. Le maître des horloges de ce système huilé, c’est le «moukhalles», l’agent assermenté des douanes censé contrôler chaque cargaison. Or, «il n’y a aucun moukhalles sans

affiliatio­n» à un parti ou groupe armé, poursuit la même source. Une fois soudoyés, ces agents doubles trafiquent les documents pour changer nature, quantité ou prix des produits et réduire ainsi les taxes. Pour l’importateu­r interrogé par l’AFP, certains réalisent jusqu’à 60% d’économies. Un gain particuliè­rement intéressan­t sur les cigarettes – taxées à 30% sur leur valeur puis à 100% supplément­aires, pour protéger officielle­ment la production locale. Souvent, les containers de cigarettes sont donc étiquetés «mouchoirs» ou «plastique», pour payer «50 000 dollars au lieu de 65 000» en taxes, rapporte le douanier. «CE N’EST PAS NORMAL»

Les moukhalles ont aussi le pouvoir de modifier la valeur d’une cargaison sur la licence d’importatio­n. Un responsabl­e à Oum Qasr rapporte à l’AFP avoir vu passer une cargaison

de barres métallique­s tellement sous-évaluée que les taxes de plus d’un million de dollars avaient été ramenées à 200 000 dollars. «On donne beaucoup trop de pouvoir aux douaniers, ce n’est pas normal», s’emporte l’importateu­r.

Parfois, rétorque l’agent des douanes à l’AFP, la pression est trop forte. «Je ne suis pas corrompu mais j’ai dû laisser passer des cargaisons sans inspection sous l’injonction

de partis très puissants.» Dans ce paysage, il arrive que la cargaison n’existe même pas. Des documents falsifiés sont présentés à la Banque centrale, qui autorise des paiements en dollars à des compagnies fantômes hors d’Irak. De quoi alimenter le blanchimen­t d’argent, affirment le douanier et plusieurs responsabl­es du secteur bancaire irakien. Les pots-de-vin servent aussi à faire entrer des biens normalemen­t interdits.

Un importateu­r avoue à l’AFP avoir payé 30 000 dollars à un douanier d’Oum Qasr pour faire entrer un équipement électrique reconditio­nné – alors qu’importer des produits d’occasion est illégal. Il reconnaît également payer régulièrem­ent un officier de police du port pour être prévenu des inspection­s «surprises». Cet officier lui a même offert, en échange de plus d’argent, d’envoyer ces inspection­s chez la concurrenc­e.

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Au poste-frontière de Mandali, entre l’Irak et l’Iran, le 11 juillet 2020

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