«Les leçons tirées de mon engagement militant ont fortement contribué à la réalisation de cette anthologie»
Vous venez de publier un ouvrage pionnier sur l’histoire et l’identité des partis politiques de la clandestinité. D’où et quand est né le projet de ce livre ?
L’idée de cet ouvrage est née dans les années 1990. Ces années ont été caractérisées par un ensemble de faits politiques majeurs.
En premier lieu, au lendemain de leur légalisation, des partis politiques aux profondeurs historiques établies ont été confrontés à des mouvements de contestation internes. Chacune des tendances qui s’y sont constituées se réclamait de la ligne authentique et se proclamait détentrice de la pureté originelle. Ces confrontations se sont déroulées sur un fond de crise identitaire. Elles ont révélé, aux militants et sympathisants stupéfiés, les divergences fondamentales autour de cette problématique d’appartenance, entre ceux qui ont présidé aux destinées de ces partis. La violence avec laquelle ils se sont affrontés publiquement confirme la dimension consubstantielle de cette question. Les membres des diverses directions nationales ne se contentant pas de s’entre-déchirer, se lancèrent, chacun avec ses moyens propres, dans des campagnes de dénigrement réciproques. Ainsi, chacun contribua à sa manière à l’implosion de ces organisations qui furent, dans les années 1970, le creuset principal de toutes les controverses théoriques dans le pays. Malgré des sollicitations multiples et récurrentes, les anciens responsables continuaient d’occulter les racines de cette guerre des identités. Face à cette dialectique destructrice, de lancinantes questions nous assaillirent : pourquoi ce silence et ce refus d’investir ce champ d’investigation ? Que cache pareille attitude ? N’était-t-il pas opportun d’y remédier ?
Et le détour historique s’imposa comme une démarche méthodologique incontournable…
En effet, reconstruire la trajectoire d’un mouvement social et politique par la redécouverte de ses fondements doctrinaux contribuera à élucider les raisons de son implosion, voire de sa dégénérescence future. Convaincus de cette urgence, une évidence s’imposa à nous : retrouver et diffuser les différents corpus théoriques par la recension la plus large possible des documents officiels de ces partis, qu’ils soient de caractère interne ou public. En effet, ces textes, bien qu’élaborés à des moments particuliers, sont en permanence porteurs de stratégie identitaire. Ils sont une source de première importance pour s’élever à la représentation collective projetée et pour appréhender la stratégie mise en oeuvre pour la construction d’un récit partisan intrinsèque. En second lieu, ces années-là ont mis à nu une réalité insoupçonnée : ces partis anciens, à travers leur nouveau redéploiement, avaient connu une débâcle éclatante lors des diverses consultations électorales. Eux qui avaient opté pour la conquête du pouvoir comme préalable politique pour la transformation sociétale ont été défaits par ceux-là mêmes qui, pendant longtemps, avaient privilégié la voie alternative. En effet, pour ces derniers, la recherche de l’hégémonie culturelle au sein de la société demeurait la voie idoine pour parvenir au sommet du pouvoir. Le cours des événements semblait leur donner raison.
Vous faites allusion au concept gramscien d’hégémonie culturelle ?
Tout à fait. L’émergence de ce nouveau paradigme constitua une source nouvelle de questionnement : la cause profonde de cet échec ne se trouvaitelle pas dans les représentations stratégiques mises en oeuvre ? C’était là une raison supplémentaire pour aller à la découverte des fondements théoriques et politiques des lignes politiques définies par ces organisations clandestines.
En troisième lieu, le pluralisme politique, qui émergea au lendemain des événements d’Octobre 1988 donna lieu à une éclosion effrénée de reconstructions mémorielles, fortement imprégnées du caractère partisan. Chacune s’attribuait, à partir de reconstructions a posteriori, une nouvelle identité pour mieux coller aux exigences du moment, sans se soucier de savoir si cette reconstruction n’était pas en totale inadéquation avec ses racines historiques constitutives. Cette approche instrumentale devait être combattue avec toute l’énergie voulue. Quelle meilleure voie pour tenter de rétablir la vérité historique que celle d’une publication, à partir d’une approche historiciste et pluraliste, des positions officielles exprimées par ces organisations clandestines ? Enfin, l’émergence d’une nouvelle génération d’acteurs sociopolitiques, en quête de repères historiques pour mieux éclairer leurs pratiques militantes, constitua un encouragement supplémentaire pour mener à bien ce projet relatif à l’édition de cette anthologie.
Entre la naissance de l’idée et la réalisation du projet, trois décennies se sont écoulées ; pourquoi avoir attendu aussi longtemps ?
Cela s’explique d’abord par l’absence de sources bibliographiques dans nos diverses institutions chargées des archives, et ensuite par la difficulté à identifier puis à consulter les institutions étrangères pouvant contenir des sources relatives à notre problématique, et enfin par le refus des anciens responsables de ces organisations de donner des indications sur les lieux de conservation de leurs archives et de communiquer celles en leur possession.
Vous êtes économiste de formation, mais vous réalisez un ouvrage éminemment politique ; c’est votre passé de cadre militant qui a motivé votre travail ?
L’université qui m’a accueilli en 1969 était une institution qui assumait avec brio une double fonction. Elle était le lieu d’une formation académique de qualité, comparable à celle que prodiguaient les universités de par le monde, et aussi le creuset d’une formation politique pour une génération, à nulle autre pareille, qui s’initiât, dans un élan généreux et enthousiaste, aux pratiques organisationnelles, portées par les idées de l’humanisme et de la dignité sociale. La perspective socialiste, dans ses perceptions multiples, irriguait en permanence le souffle militant et servait de matrice aux engagements, naturellement revendiqués et assumés. C’est dire que la formation académique de base ne constituait pas un facteur déterminant pour l’engagement politique. A titre d’illustration, l’UNEA, le syndicat étudiant, au centre d’une lutte acharnée entre les différentes tendances pour son contrôle, était animée, principalement par des étudiants en médecine. Ceci étant, les leçons tirées de mon engagement militant, de longues années durant, ont fortement contribué à la réalisation de cette anthologie. La question identitaire n’a jamais été évoquée de manière directe et franche dans l’organisation au sein de laquelle j’activais. Les conditions réelles et le processus contradictoire à travers lequel elle s’était constituée et développée demeuraient le monopole exclusif des groupes dirigeants. Les échanges avec des amis ayant appartenu à d’autres organisations clandestines m’édifièrent davantage. Eux aussi étaient dans l’incapacité de retracer avec précision les cheminements suivis par le mouvement pour lequel ils se sont sacrifiés. Cette caractéristique commune me renforça dans ma conviction première : engager une quête initiatique en vue d’identifier les origines et les spécificités des organisations qui activèrent dans la clandestinité. Cette contribution rendait une mise en perspective possible. Elle est la condition d’une réappropriation mémorielle authentiquement salvatrice.
A travers cette documentation s’affirme le processus de construction des identités collectives, selon vous toujours inachevé. Pourquoi vous dites ça et qu’est-ce qui empêche la maturation ?
Les identités partisanes sont le résultat d’un processus ininterrompu de créations, de différenciations et de réinterprétations de la ligne stratégique originelle. La dynamique qui les porte et les anime aboutit inévitablement à l’apparition de conflits violents et au rejet de toute solution conciliatrice, par le moyen d’un compromis entre les intérêts divergents des différents protagonistes. Il suscite des tensions et des résistances internes qui conduisent à une redéfinition des critères d’appartenance et à l’élaboration de stratégies alternatives. Ces réadaptations successives nécessiteront, à chaque phase, la construction d’un champ linguistique particulier dans lequel la ligne politique peut se constituer et s’épanouir. Le discours politique acquiert dans toute phase de transition un statut majeur, se transformant en lieu de spécification identitaire. Les transformations continuelles de ces identités collectives traduisent au contraire une élévation du niveau de maturation politique et idéologique. Elles sont l’émanation vivante du dynamisme distinctif de la vie politique qui est soumise à des réalités en perpétuel changement. Ces dernières sont la sève nourricière qui irrigue en permanence la réflexion de tout mouvement politique, soucieux d’assurer sa permanence, pour maintenir son lien avec sa base sociale. Cette anthologie porte témoignage de ce mécanisme.
Un exemple...
Arrêtons-nous sur un exemple particulier, celui du PAGS(1). Une lecture attentive de ses documents permet la reconstitution des cheminements subtils empruntés pour établir les contours définitifs de son espace identitaire. Depuis la création de l’organisation du FLN clandestin, l’ORP(2), qui aura été sa matrice véritable, jusqu’à la proclamation officielle dans un document à caractère public de sa filiation directe avec le PCA en 1976, il aura épousé les configurations politico-organiques suivantes : FLN (clandestin)-ORP, FLN-ORP, PAG-ORP(3), PAGS-ORP, PAGS. Toutes ces séquences sont le réceptacle au sein duquel se sont formées et se sont consolidées les modalités de formation et de mutabilité de cette identité partisane
Votre oeuvre fera des heureux, mais certainement aussi des mécontents, quelle est objectivement votre finalité ?
L’objectif de cette anthologie est d’offrir un outil à tous ceux, nombreux, qui souhaiteraient participer à la construction d’un récit authentiquement national, par l’exaltation de toutes ses composantes multiples et conflictuelles. C’est une contribution pour l’édification d’une histoire des oppositions clandestines dans l’Algérie post-indépendante, champ de connaissances qui, à ce jour, ne constitue pas un objet de recherche académique au sein de nos universités.
Vous présentez votre livre comme la première pierre d’un édifice à construire. Un deuxième livre en route ?
Si les lions avaient leurs historiens, l’histoire ne ferait pas l’éloge des chasseurs. Ce proverbe africain devrait inspirer tous ceux qui possèdent des fonds d’archives. Ils se doivent de mettre ce legs commun à la disposition des chercheurs afin de les aider à construire un récit national alternatif. La constitution d’un Centre national de documentation des oppositions clandestines y aiderait grandement. Pour ma part, je continuerai à apporter ma modeste contribution. Actuellement, je travaille sur un essai ayant pour titre provisoire Itinéraire individuel dans un destin collectif : Réflexions critiques sur une expérience.
1)- Parti de l’Avant-Garde Socialiste 2)- Organisation de la Résistance Populaire
3)- Parti d’Avant-Garde.