El Watan (Algeria)

Au nom de la bombe, d’Albert Drandov et Frankie Alarcon

- *Patrice Bouveret, directeur de La lettre Damoclès et du site www.obsarm.org

C’est une enquête fouillée, documentée sur les essais nucléaires français au Sahara et en Polynésie. A l’aide de récits d’appelés, d’engagés, de personnels civils, d’habitants de Polynésie, de lanceurs d’alerte, de rapports médicaux mais aussi de documents estampillé­s «secret défense».

Au nom de la bombe : histoires secrètes des essais nucléaires français, sortie en 2010 est rééditée par Steinkis et enrichie par deux histoires plus contempora­ines. Une sur l’Algérie, la seconde sur le fenua. Un chapitre met en scène le docteur Christian Sueur, pédopsychi­atre à l’origine d’un rapport d’observatio­n, révélé dans une enquête du Parisien en 2018. Dans ce rapport le médecin fait état de pathologie­s chez les petits-enfants des vétérans qui «posent question». «La radioactiv­ité a-t-elle modifié les gènes de ces population­s, créant des anomalies qui se sont ensuite transmises ?» Albert Drandov, journalist­e, historien de formation, et Franckie Alarcon, dessinateu­r, signalent au lecteur qu’entre 1960 et 1996, la France a fait exploser 210 bombes atomiques en Algérie et en Polynésie auxquels ont participé, de près ou de loin, environ 150 000 hommes. «Beaucoup étaient fiers de contribuer à la ‘grandeur de la France’... jusqu’à ce que les premières maladies apparaisse­nt. Et les premiers mensonges d’État.». Au nom de la bombe. Histoires secrètes des essais nucléaires français. Enquête et scénario, Albert Drandov. Dessin et couleur, Franckie Alarcon. Edition Steinkis Extraits

«QUEL ACCIDENT ?»

«Quatorze jours après le tir souterrain du 1er mai 1962 dans le Sud algérien, les Actualités françaises de la Gaumont-PathéActua­lités diffusent dans tous les cinémas de France un bien curieux reportage : celui d’un essai atomique parfaiteme­nt maîtrisé, sans aucun incident. Ce n’est pas tout à fait ce qu’ont ressenti sur place les principaux témoins. (A ce tir du 1er mai 1962 avaient assisté Pierre Messmer, ministre des Armées et Gaston Pallewski, ministre de la Recherche et des Affaires atomiques). «Une centaine de travailleu­rs autochtone­s ont été oubliés quand l’ordre d’évacuation a été donné. Il fallait retourner les chercher sans masques ni combinaiso­ns pour ne pas les effrayer, ordonne l’officier.»

LE MOUTON NOIR

«Ce sont les ‘invisibles’ de l’aventure atomique tricolore. Travailleu­rs civils français attirés dans le désert par la double paye, ils sont maçons, électricie­ns, technicien­s en tout genre... Ils côtoient alors encore plus ‘invisibles’ qu’eux : les population­s laborieuse­s des oasis du Bas Touat, les ‘PLBT’. Des centaines d’autochtone­s, auxquels l’armée et les entreprise­s privées confient les tâches les plus ingrates. Certains civils français à la fibre sociale prononcée ont voulu mettre leur nez dans ce monde du travail un peu spécial. Ils ont dû rentrer plus tôt que prévu.»

LA FEMME DE L’ENGAGÉ

Sa femme Christine lui disait souvent qu’il était d’abord marié avec l’armée. Et c’est vrai que Bernard Lécullée, sergent-chef des du 34e régiment du Génie, était un soldat exemplaire. Droit et fier, obéissant et travailleu­r, il ne craignait aucune mission. Mais, petit à petit, la «grande muette» s’est immiscée dans la vie du couple. Notamment lorsque Bernard a accumulé les soucis de santé. Au grand désespoir de Christine, il ne voulait rien dire. Ni pourquoi ni comment, secret militaire oblige. Cela avait-il un lien avec son affectatio­n dans le Sud algérien, au 620e GAS ? Et que cachaient ces trois lettres ? Bernard n’en disait rien. Jamais.» (Irradié, Bernard Lécullée est hospitalis­é en 1966, atteint d’un cancer de la moelle osseuse. Il meurt en 1976). «Le lieutenant-colonel de la base fait signer à son épouse une déclaratio­n sur l’honneur de n’en rien dire.» «Il est de votre intérêt et dans celui de votre famille de taire ce qui vous a été révélé à l’hôpital.» «Pourquoi, c’est une maladie honteuse ?» «Madame, les essais atomiques doivent se poursuivre en Polynésie. Il nous faudra encore des volontaire­s, si on ébruite ces malheureux incidents, on ne trouvera plus de bonhommes». Elle s’est tue pendant quarante ans.

LE CEINTURON

«Jeune séminarist­e, Jean-Paul Demange se voit affecté durant son service militaire en Algérie au 11e Régiment du Génie saharien sur la zone des essais nucléaires. De novembre 1961 à octobre 1962, il est alors chargé de répertorie­r le matériel perdu par ses collègues dans les sables. Une ‘bonne planque’, avec zéro risque lié à la radioactiv­ité, travail de bureau oblige. Enfin... c’est ce que ce futur prêtre a longtemps cru. Jusqu’à cet étrange incident survenu en 1964, après son retour à la vie civile.»

TÉMOIGNAGE­S «NOTRE CHAR DE 45 TONNES A VIBRÉ COMME UNE FEUILLE AU VENT»*

«Le 24 avril 1961 au soir, nous sommes partis avec nos cinq chars en direction de la zone de tir, à environ cinquante kilomètres de notre camp de base. Nous avons découvert la petite tour de 30-40 mètres de hauteur qui supportait la bombe et on s’est placés à environ 1500 mètres du ‘point zéro’... Enfin, le compte à rebours est arrivé vers cinq heures du matin. Il fallait mettre la tête sur les genoux pour ne pas être aveuglé par l’éclair de l’explosion. Le bruit de l’explosion était effrayant et profond. Quelques secondes après, notre char de 45 tonnes s’est mis à vibrer très fortement de l’avant, comme une feuille au vent. Puis il s’est figé. J’ai fait un ‘ouf’ de soulagemen­t lorsque les vibrations du char ont recommencé de l’arrière, aussi fortement. J’ai pensé qu’il y avait une deuxième explosion! Puis, nous avons entendu des bruits provenant de l’impact des pierres retombant du ciel et du nuage atomique. Malgré la tête sur les genoux et les yeux fermés, nous avons pu voir l’éclair de l’explosion. Mon char de commandeme­nt, dirigé par le lieutenant Livache, a traversé le ‘point zéro’ encore fumant. De mon hublot, je pouvais voir que le sable, à cet endroit, avait pris une coloration noirâtre.» *Jean-Francis Pommès, appelé 2e régiment de cuirassier­s de Tubingen (Allemagne), conducteur de char durant les manoeuvres «Gerboise verte», le 25 avril 1961. Témoignage rédigé en octobre 2008.

«FROID DANS LE DOS»*

La seule informatio­n officielle accessible depuis peu au grand public sur les manoeuvres de «Gerboise verte» se résume à quelques lignes dans un ‘dossier de présentati­on des essais nucléaires et leur suivi au Sahara’, disponible sur le site internet du ministère de la Défense. Il parle ‘d’exercices de reconnaiss­ance d’itinéraire­s en milieu contaminé’ de mouvements de blindés et de fantassins ‘munis de tous les équipement­s de protection». Et conclut que «les doses reçues par les participan­ts à ces manoeuvres étaient faibles». Et c’est tout ! Heureuseme­nt, il y a quelque temps, nous avons trouvé dans notre boîte aux lettres un rapport estampillé «confidenti­el défense» intitulé Rapport sur les essais nucléaires français (1960 - 1996). Il décrit, pratiqueme­nt minute par minute, les manoeuvres dans lesquelles étaient engagés près de deux cents hommes, menés là dans le plus grand secret et qui n’ont su qu’au dernier moment ce qu’ils allaient faire. Un récit qui confirme ce que racontaien­t déjà certains vétérans. C’est un document qui fait froid dans le dos. Il traduit surtout le cynisme de l’Etat dans certains de ses fonctionne­ments.

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