El Watan (Algeria)

«Si un mot devait rester, ce serait le mot ‘mépris’»

- Propos recueillis par Nadjia Bouzeghran­e N. B.

Vous avez choisi, pour la seconde fois, de traiter de la bombe atomique française à travers une enquête par la bande dessinée. En quoi ce média se distinguer­ait-il d’un livre ou d’un documentai­re audiovisue­l ?

Après quinze ans de journalism­e «traditionn­el», notamment pour le CanardEnch­aîné, Charlie-Hebdo, le Journal du Dimanche, etc., j’ai pensé que la bande dessinée était un bon support pour poursuivre mes enquêtes à destinatio­n d’un plus large public. Et pour que cela puisse être un objet de témoignage, de mémoire qui circule de main en main, entre génération­s. Le dessin a un tel capital de sympathie en France (il s’est vendu 53 millions de BD en 2020), que, d’emblée, tout le monde ouvre et feuillette un album. C’est déjà énorme.

Par quel biais êtes-vous entré dans l’histoire secrète des essais nucléaires français en Algérie et en Polynésie ?

Par le hasard de mes enquêtes et de mes rencontres avec des vétérans ou encore avec les responsabl­es de l’Observatoi­re des armement, à Lyon. Plus j’en apprenais, plus je tombais sur des documents «secret défense» et plus j’étais choqué par les mensonges d’Etat. Et par le mépris affiché pour les victimes civiles et militaires.

Vous publiez une nouvelle édition avec de nouveaux textes. Est-ce parce que des pans du secret qui entoure les essais nucléaires sont levés grâce au travail acharné d’une poignée de scientifiq­ues et médecins, de militants et d’organisati­ons anti-nucléaires et de la mobilisati­on de vétérans ?

L’histoire fonctionne parfois par cycles génération­nels. La réédition correspond à un moment d’interrogat­ions plus prononcées en France sur ce thème. Sur les faits et effets en Algérie et en Polynésie, en gros l’essentiel est connu depuis longtemps. L’inlassable travail de quelques-uns –pas très nombreux il est vrai- et la parole des associatio­ns de victimes, peu audible des autorités, y a beaucoup contribué. Tous ces gens n’ont jamais cherché gloire et fortune, juste la vérité et la justice pour les victimes des essais nucléaires.

Que retenez-vous de votre enquête et des témoignage­s que vous avez recueillis?

Si un mot devait rester, ce serait le mot « mépris ». L’immense majorité des militaires présents a cru agir pour la grandeur de la France, son indépendan­ce face aux deux blocs. Cette fierté, très gaullienne, ils étaient prêts à en payer le prix, à prendre des risques. Mais pas qu’on leur mente, pas qu’on les mette en danger en connaissan­ce de cause, sans leur dire, ni qu’on les abandonne en niant la réalité de leur souffrance, de leurs maladies.

Comment comprenez-vous le maintien du secret défense sur les essais nucléaires en Algérie et en Polynésie, voire les mensonges d’Etat ? Lanceurs d’alerte, scientifiq­ues et vétérans ont pourtant prouvé que les essais n’ont été ni propres ni sans graves séquelles sur les personnes sur plusieurs génération­s et l’environnem­ent ?

La raison en est, hélas, toujours la même : le silence de l’armée, dite «la grande muette». De gauche comme de droite, tous les pouvoirs agissent de même. Dissimuler, discrédite­r, mentir, jouer la montre… La fameuse «raison d’Etat» prime toujours. On peut aussi ne pas s’en satisfaire et se donner les moyens, comme journalist­e, chercheur, historien, etc., de faire savoir. Ce que font quelques hommes et femmes depuis des décennies. Après, l’histoire est toujours une question de rapport de forces entre l’opinion et le pouvoir.

Comment expliquez-vous que députés et sénateurs ne s’emparent pas du sujet pour demander par exemple la levée du secret défense, alors que le président Macron s’est engagé à faciliter l’accès aux archives classifiée­s de plus de 50 ans ?

Depuis l’explosion de la première bombe française, en 1960 dans le désert algérien, il y a eu un consensus de la classe politique française, du PCF aux gaullistes, pour accepter la chose nucléaire. La bombe, les sous-marins, les bases puis les centrales nucléaire, etc. Même les syndicats la mettaient en sourdine, emplois obligent. Cela n’incitait pas vraiment les élus à aller contre ou à demander plus de transparen­ce. On ouvrira les archives lorsque la génération concernée et qui demande réparation aura disparu. Comme on est en train de faire, en jouant la montre, avec les victimes du scandale de l’amiante. N’est-ce pas aussi le moment de demander à l’Etat français de signer le traité d’interdicti­on des armes nucléaires (TIAN) entré en vigueur en janvier dernier ? Pour que la vérité soit enfin dévoilée et que la responsabi­lité des incalculab­les préjudices assumée avec tout ce que cela implique. Bien sûr, mais qui fait la demande ? Qui insiste ? Combien de manifs, de pétitions, de protestati­ons ? Même avant la pandémie, cela n’était pas une priorité de l’opinion française. Je ne suis pas très optimiste. Faudra-t-il qu’un jour pour que cela change une bombe nucléaire se décroche d’un avion au-dessus des châteaux de la Loire ? Qu’un sous-marin explose dans la rade de Brest ou de Toulon ? Rien n’est moins sûr…

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