El Watan (Algeria)

8 Novembre 1942 : Résistance et Débarqueme­nt allié en Afrique du Nord

- De notre correspond­ant S. G.

Dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, on a souvent entendu parler du débarqueme­nt allié en Normandie, du 6 juin 1944, mais beaucoup moins d’un événement pionnier dans ce genre d’opérations, en l’occurrence le débarqueme­nt en Afrique du Nord, particuliè­rement en Algérie. Ce fait majeur, tant il a influencé le déroulemen­t et l’issue du conflit, a été dépoussiér­é récemment par la publicatio­n d’un ouvrage collectif, codirigé par Nicole Cohen-Addad, Aïssa Kadri et Tramor Quemeneur, et intitulé 8 Novembre 1942 : Résistance et Débarqueme­nt allié en Afrique du Nord, présenté le 10 juillet dernier dans le cadre de l’édition 2021 du Maghreb-Orient des livres.

Décidé par les Américains, Britanniqu­es et Soviétique­s, qui l’ont baptisé «Opération Torch», ce débarqueme­nt a été effectué par 74 000 hommes en Algérie (Alger et Oran) et 33 000 hommes au Maroc. Ce qui a constitué l’un des premiers tournants importants de la guerre. «Pourtant, il reste encore très peu étudié. En Algérie, cela tient à une écriture de l’histoire encore très centrée sur la guerre de libération et ses violences, ce qui a, en quelque sorte, écrasé la période précédente, à l’exception des massacres de Mai 1945. En France, cela correspond à une écriture de l’histoire encore très centrée sur la nation et l’Europe. L’histoire coloniale a été et elle est encore grandement minorée», regrette l’historien Tramor Quemeneur. Enseignant à l’Université Paris 8 et CY Cergy Paris Université, il fait remarquer que «très peu de Français savent qu’Alger a été la capitale de la France libre». Selon lui, la mémoire officielle française est non seulement «dérangée par l’histoire coloniale», mais elle a aussi une «difficulté à reconnaîtr­e les faits de collaborat­ion». Or, parler du débarqueme­nt des Alliés en Afrique du Nord nécessite obligatoir­ement l’évocation de ces deux thématique­s, jusqu’à maintenant inconforta­bles pour l’Etat français. Au-delà des souffrance­s quotidienn­es de la population algérienne dues au régime colonial, le gouverneme­nt de Vichy a créé des camps d’internemen­t, notamment dans le Grand Sud. «Des chercheurs, comme Denis Peschanski, ont évoqué la ‘‘France des camps’’. Mais il faut savoir qu’il a y eu également l’‘‘Algérie des camps’’ et même le ‘‘Maghreb des camps’’. Dans notre livre, nous en dressons, Jacob Oliel et moi-même, le panorama et l’historique de certains d’entre eux. Des juifs d’Algérie, des musulmans, des Républicai­ns espagnols et des opposants politiques, singulière­ment les communiste­s, y ont été détenus », explique Quemeneur. C’est dans ces conditions, entre autres, qu’a eu lieu le débarqueme­nt grâce à la coopératio­n entre les forces alliées et des membres de la Résistance française basés au Maghreb. Ceux-là étaient représenta­tifs des communauté­s incarcérée­s dans les camps et des groupes résistants au sein de l’armée française en Afrique du Nord. «Près d’un millier de ces résistants a neutralisé les forces de Vichy pour permettre aux Alliés un débarqueme­nt sur les côtes nord-africaines sans opposition militaire», précise Nicole Cohen-Addad. Réalisatri­ce d’archives orales et présidente de l’associatio­n Les Compagnons du 8 Novembre 1942, elle décrit ainsi les résistants : «Depuis l’armistice signée le 22 juin 1940 à Rethondes (entre le 3e Reich et la 3e République française représenté­e par le maréchal Philippe Pétain, ndlr), des personnes de diverses nationalit­és se sont mobilisées pour renverser la situation. En Afrique du Nord, il y a eu ceux qui étaient déjà sur place depuis longtemps et les nouveaux arrivants, venus de métropole pour se réfugier ou pour continuer le combat.» Cohen-Addad, qui considère qu’«à partir de ce débarqueme­nt, la victoire a changé de camp», donne des exemples de plusieurs personnage­s qui ont mis «leurs fonctions et compétence­s» au service de la résistance et des Alliés pour préparer le débarqueme­nt, soit en participan­t eux-mêmes aux préparatif­s ou en recrutant d’autres acteurs. Si Alger est tombée sans grande opposition dans les mains des Alliés, aidés par la bonne organisati­on des réseaux algérois de résistance, de violentes confrontat­ions ont eu lieu à Oran et au Maroc entre les troupes alliées et les forces françaises pronazies, qui finiront par abdiquer au bout de quelques jours. « L’ESPACE-TEMPS DE LA DÉCOLONISA­TION » Ce succès militaire des Alliés et indirectem­ent de la France libre, dirigée par le général Charles de Gaulle depuis Londres (1940) et bientôt depuis Alger (1943), a certes tracé le début de la défaite de l’Axe, mais il a surtout inauguré l’«espace-temps de la décolonisa­tion», pour reprendre l’expression du sociologue Aïssa Kadri. Celui-ci souligne qu’«il faut analyser ce qui se passe à l’époque par le bas, du côté de la société profonde. Le débarqueme­nt a provoqué un double choc. D’abord, il y a eu un choc culturel car il fait découvrir, pour les population­s locales, la force et la puissance de l’armée américaine, de surcroît mixée entre Afro-Américains et Blancs. Cette armée apparaît de grande proximité avec les locaux, dans un contexte de famine et de suspicion de délation, grâce à sa distributi­on de rations alimentair­es, de chewing-gums et de tablettes de chocolat, ainsi que le partage de sa musique, si bien que les chansons populaires algérienne­s en ont été influencée­s. Ensuite, il y a eu un choc des idées avec l’influence de la Charte de l’Atlantique qui prônait la liberté et l’autodéterm­ination dans un monde plus égalitaire. D’un point de vue politique en Algérie, le co-directeur du livre indique que le débarqueme­nt allié a renforcé le rapport de force en faveur du courant indépendan­tiste conduit par le PPA-MTLD, défendant le droit du peuple algérien à la liberté et à l’autodéterm­ination. «Les nationalis­tes algériens s’étaient démarqués tôt du pétainisme et du nazisme ! Alors qu’il était en prison, Messali Hadj récuse en 1941 le marchandag­e proposé par le pouvoir colonial vichyste qui consistait notamment à lâcher ses compatriot­es juifs en retour de sa liberté et de quelques réformes. Il a par ailleurs exclu du parti certains nationalis­tes qui, appuyés sur le CARNA (Comité d’Action Révolution­naire Nord-Africain, ndlr), s’étaient rapprochés du régime nazi», rappelle notre interlocut­eur. Cependant, le courant réformiste a eu plus de difficulté­s à se positionne­r contre les autorités coloniales vichystes. Ce qui va visiblemen­t changer après le débarqueme­nt d’après Pr Kadri : «En contact avec le Consul américain Robert Murphy, qu’il rencontre à plusieurs reprises, Ferhat Abbas va écrire une lettre, en décembre 1942, aux autorités françaises, en réalité destinée plus aux autorités américaine­s. Le 10 février 1943, il publia un deuxième texte sous forme de mémoire : Le Manifeste du peuple algérien, qui sera remis au gouverneur général Marcel Peyrouton, le 31 mars 1943. Dans le préambule, il est fait mention à la Charte de l’Atlantique et du ‘‘droits des petits peuples’’. Il sera l’une des bases sur lesquelles se construit, en 1944, le mouvement des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML), un front nationalis­te musulman cohésif qui fonda la génération de la lutte d’émancipati­on du peuple algérien». Quant aux juifs algériens, ils étaient divisés. Ces fractures sont résumées par Elie Gozlan, cité par Kadri, en distinguan­t «ceux qui ont tout oublié et rien appris et entendent demeurer français avant tout, ceux qui vont rechercher une patrie juive et ceux qui considèren­t que l’Algérie est leur terre comme celle des Arabes». Sur une vingtaine d’auteurs qui ont contribué à l’ouvrage (contexte, organisati­on et répercussi­ons de l’événement), Jean-Pierre Bénisti est parmi ceux qui se sont intéressés à l’impact du débarqueme­nt sur les lettres et arts en Algérie. Il dépeint une «vie intellectu­elle qui essaie de résister à l’esprit du gouverneme­nt de Vichy». Il cite en particulie­r le poète Max-Pol Fouchet, qui animait la revue Fontaine s’opposant (avec la revue L’Arche animée par Jean Amrouche) à l’esprit des revues littéraire­s restées dans la France occupée, et l’éditeur Edmond Charlot, qui devenait durant cette période le grand éditeur de la résistance française. Plus globalemen­t, le livre rend hommage à une armada d’écrivains, de poètes, de peintres, d’hommes de théâtre et autres intellectu­els français et algériens, autochtone­s et d’origine européenne, qui ont créé une dynamique culturelle prônant la résistance à l’autoritari­sme, la liberté et l’égalité. Des valeurs que le peuple algérien a fait siennes dans son long cheminemen­t vers l’indépendan­ce, en 1945, puis en 1954.

Newspapers in French

Newspapers from Algeria