Des rats de laboratoire
L’Agence mondiale antidopage (AMA) a frappé un grand coup, en début de semaine, avec son rapport accablant dévoilant et dénonçant un système sophistiqué de dopage d’État, de corruption massive et de manipulation sportive en Russie. Sous la direction du Canadien Richard Pound, l’organisation a même osé demander l’exclusion de l’équipe d’athlétisme du pays de Vladimir Poutine des prochains Jeux olympiques d’été, dans moins d’un an à Rio de Janeiro. Aux grands maux les grands remèdes!
Cette histoire spectaculaire a eu des échos jusqu’en Acadie. En discutant avec le confrère Stéphane Paquette, l’olympien Joël Bourgeois a parlé d’un «jour de joie» parce qu’on avait enfin mis la main aux collets de tricheurs du sport, des concurrents avantagés illégalement qui l’ont probablement privé d’une troisième participation aux Jeux olympiques. Geneviève Lalonde, qui sera probablement à Rio avec l’équipe canadienne, a également émis un bon point en affirmant que ce sont encore les athlètes propres qui paient la note parce que leurs adversaires dopés rendent les choses nettement plus difficiles sur la piste. D’autres ne se sont pas gênés pour parler d’un lundi noir pour l’athlétisme. Bref, ce n’est pas beau. Mais ce n’est pas étonnant non plus. La véritable question n’était pas de savoir si des pays se prêtaient à ce genre de stratagèmes, mais plutôt quand ce serait mis au jour. Je ne crois pas que vous êtes tombés de votre chaise en apprenant ça, lundi.
Le dopage fait partie intégrante du sport élite international, qu’on le veuille ou non. Tellement que chaque performance record amène maintenant avec elle un doute sur la «santé» de son nouveau possesseur. La formidable machine qu’est l’être humain a aussi ses limites. Logiquement et physiologiquement, personne de nos jours ne courra le 100 mètres en moins de 9 secondes ou le kilomètre sous les 2 minutes. Mais chaque fois qu’on s’y approche, on ne peut que supposer que ces nouveaux standards sont établis non seulement avec le travail et le talent, mais aussi grâce à une petite pilule ou une injection suspecte, à l’abri des regards inquisiteurs de ceux qui mènent cette grande chasse aux sorcières pratiquement impossible du dopage sportif.
En 1988, à Séoul, nous avons été scandalisés quand Ben Johnson - notre Ben Johnson - s’est fait prendre moins de 24 heures après avoir établi un record du monde de 9s79c et battu son éternel rival Carl Lewis en finale du 100 mètres. On en avait parlé pendant des semaines, à tenter de trouver les raisons qui ont poussé ce frêle Canadien d’origine jamaïcaine, devenu depuis une masse de muscles puissants, à emprunter les couloirs illicites du sprint pour gagner. Moins de 30 ans plus tard, les cas de dopage sont devenus si fréquents qu’ils ne font même plus les manchettes. À peine quelques brèves que nous plaçons dans un coin perdu du journal…
Ce qui est triste dans tout ça, c’est de constater à quel point des dirigeants haut placés, prêts à tout pour la gloire de la patrie ou d’un régime politique, peuvent utiliser un athlète et le transformer sans aucun scrupule en petit rat de laboratoire. Car c’est ce que ces athlètes russes et de d’autres pays (ne soyons pas dupes, quand même…) sont devenus avec le temps: de beaux cobayes pour tester ces méthodes de plus en plus sophistiquées et de moins en moins repérables de tricherie en échange d’un podium rapide, de préférence la marche la plus élevée. Puis, on jette l’athlète aux poubelles. On essaie d’autres trucs sur quelqu’un d’autre, qui se transformera en un autre rat de laboratoire qui fera tourner la roulette encore plus vite, en quête d’une gloire éphémère au prix d’une vie, bien souvent.
Ne nous méprenons pas: la prise de l’AMA est majeure. On parle de cette nouvelle Russie qui demeure un atout important dans le giron olympique. Mais une Russie qui entretient encore certaines pratiques douteuses de l’ex-Union soviétique. Une Russie qui n’a pas hésité, est-il nécessaire de le rappeler, à dépenser plus de 50 milliards $ pour faire des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi une ode à sa grandeur et à sa puissance. Une Russie qui ne s’est pas gênée pour infiltrer les laboratoires utilisés pour les tests antidopage à Sotchi de ses agents doubles du renseignement.
Une Russie qui avoue maintenant sa faute. Le pense-t-elle vraiment ou est-ce uniquement pour ne pas se faire taper sur les doigts par le Comité international olympique, qui lui a ouvert toutes grandes les portes de la rédemption depuis lundi? Un CIO qui marche sur des oeufs dans ce dossier, par crainte de boycott? Il serait naïf de croire que ce grand pays deviendra, d’ici Rio, l’exemple de vertu dans la lutte contre le dopage. Car l’intervention de l’AMA, aussi explosive soit-elle, n’aura probablement fait que motiver les fautifs à trouver de meilleurs moyens de camouflage.
Le dopage est payant. Très payant. L’athlète propre est valeureux de vouloir s’extirper de ses voies tentantes, mais il n’est plus très «vendeur» en cette ère où le sport élite international s’est métamorphosé, en moins de 50 ans, en un immense spectacle planétaire qui vaut des milliards de dollars. On se prononce publiquement contre le dopage pour se donner bonne conscience, mais en coulisses, on l’encourage. Parce que ça nous prend des vainqueurs à idolâtrer et des records à fracasser. Pour le bien du régime, pour le bien du pays. Pour le bien du spectacle et des cotes d’écoute aussi.
Plus vite, plus haut, plus fort, disait Pierre de Coubertin. Dans le fond, il a encore raison. Seule la façon d’y arriver a changé.