Le caméléon schizophrène
Vous avez lu ça? Il paraît que les trois quarts des francophones du Canada, terre de nos aïeux, estiment que le français est une langue menacée dans ce grand pays, alors que seulement le tiers des Canadiens anglophones partagent cette perception. Les mozu
Ces révélations, qui n’en sont pas vraiment quand on est un parlant-français en Amérique, proviennent d’un sondage que le gouvernement canadien a divulgué au moment où le pays s’apprête à enclencher le gros party de son 150e anniversaire.
Et ce n’est pas la seule «littérature» qui nous sera offerte par le gouvernement fédéral en cette année jubilaire. La ministre du Patrimoine, Mélanie Joly, multiplie déjà les consultations «culturées» dans l’espoir de nous pondre quelques «am, stram, gram» capables d’entraîner le Canada dans une farandole de mamours bilinguistiques-multiculturels-inclusifs pour un autre cent ans. Ou jusqu’aux prochaines élections, qui sait?
En certains milieux, on aurait tôt fait de qualifier ces démarches de propagande. Mais pas ici. Pas dans notre beau Canada. Oh! que non!
On est bien trop poli pour ça.
En pointant mon index de chroniqueur vers ces exercices publiques d’alchimie politique, je ne veux pas jouer les méchants empêcheurs de tourner en rond, mais simplement indiquer qu’il est possible de fêter le 150e du Canada sans devoir oublier son esprit critique au vestiaire.
Le sondage dont j’ai fait état en début de chronique devrait d’ailleurs déjà nous mettre la puce à l’oreille. Comment se faitil, par exemple, qu’en ce grand pays où, paraît-il, l’harmonie entre les différentes communautés culturelles pousse comme de l’herbe à poux, ses deux composantes linguistiques principales aient des perceptions si divergentes d’une même réalité?
J’ai la réponse, je crois. J’espère me tromper, cependant, parce que la réponse peut faire mal à lire.
Si les francophones et les anglophones du Canada expriment des perceptions si discordantes d’une même réalité linguistique, c’est tout simplement parce qu’ils vivent dans deux pays différents.
Pour s’en convaincre, il n’est que d’écouter les téléjournaux et autres émissions de la CBC et de sa contrepartie franco, la Cibici française.
Cette entité à deux têtes qu’est la Société Radio-Canada/The Canadian Broadcasting Corporation, est une société d’État. Donc elle n’appartient pas au privé, elle appartient aux Canadiens et aux Canadiennes. Et elle a comme mission de diffuser aux yeux des habitants de ce pays, comme du reste du monde, le substrat de l’âme canadienne.
Curieusement, toute personne objective qui observerait attentivement l’expression de cette âme canadienne telle que diffusée par la SRC et la CBC ne pourrait conclure qu’une chose: le Canada est un pays caméléon.
Pire: un caméléon schizophrène! Il vit deux réalités en même temps.
De là à croire que la politique canadienne consiste à faire des consultations, à pondre des programmes et à tenir un discours visant à calfeutrer ce Grand Canyon d’incompréhension qui s’étend d’un océan à l’autre, il n’y a qu’un pas que je vous invite toutefois à éviter, car, devant, c’est le vide affamé d’un précipice qui vous attend.
Donc, une très forte majorité de francophones du Canada estiment que leur langue est menacée.
Comment convaincre les anglophones de cette perception quand on sait que même si plus de 80% des répondants au sondage croient que la dualité linguistique faciliterait la compréhension entre les Canadiens, à peine un tiers des anglophones se disent intéressés par les produits culturels de leurs vis-à-vis francophones?
Est-ce parce qu’ils ne s’intéressent pas à la culture des francophones que les anglophones ne perçoivent pas la problématique de survivance qui inquiète les parlants-français, ou est-ce parce qu’ils ne saisissent pas cette inquiétude chez les francophones qu’ils se désintéressent de leur production culturelle?
Des questions insolubles comme celleslà, on pourrait s’en farcir jusqu’à plus soif, et l’on n’obtiendrait jamais que des réponses évasives, nébuleuses, floues.
Parce que nous, les francophones, mettons, encore et toujours, notre «survie» dans les mains des autres, en l’occurrence celles de nos tinamis anglos.
Alors que s’il est une chose que les francophones devraient maintenant savoir, qu’ils devraient avoir intégré dans leurs comportements ordinaires de tous les jours, qu’ils devraient propager urbi et orbi, pour ne pas dire from coast to coast, c’est bien le fait que leur survie ne dépend pas des autres mais d’EUX-MÊMES.
Assurément, les différentes législations fédérales et provinciales portant sur les droits linguistiques constituent de bons exemples de ce qu’on peut faire pour protéger le fait français au Canada.
Mais il y a tellement d’autres gestes à poser! Des gestes individuels et collectifs. Des gestes simples et efficaces. C’est ça qui est le plus difficile à faire comprendre aux francophones du Canada.
Comme tant d’autres ici, en Acadie, ou au Canada, je m’évertue depuis quarante ans à convaincre mes compatriotes francophones d’arrêter d’avoir peur, d’arrêter de chercher des excuses pour passer à l’anglais à la moindre occasion, d’arrêter de tataouiner avec leur propre réalité française. Pourtant, ça ne fait pas un pli dans les sondages.
Mais abandonner? JAMAIS!
Cette année, malgré la cruelle réalité statistique, les trois quarts des francophones qui sentent leur langue menacée et les deux tiers des anglophones qui ne perçoivent pas le danger qui guette leurs compatriotes francophones vont être appelés, comme tous les autres Canadiens, à jubiler pour leur pays.
Que fêteront exactement tous ces gens? Comment les premiers habitants, et les vainqueurs et les vaincus de jadis, et leurs descendants, et les enfants des nouveaux arrivants parviendront-ils à «célébrer» leur méconnaissance mutuelle, leurs réalités incompatibles, leur vision qui louche de l’Atlantique au Pacifique?
Bien malin qui peut le prédire. Mais, on pourra toujours compter sur l’exaltation jovialiste du gouvernement fédéral actuel, englué dans sa guimauve de sentiments pétulants et de trémolos charismatiques, pour nous projeter dans l’avenir ensoleillé du fabuleux destin de Mélanie Joly, majorette en chef du cabinet Trudeau.
Oui, le Canada, dont le bras anglais sait porter l’épée, et le bras français, la croix, est un caméléon schizophrène. Mais, n’ayez crainte: ils seront fêtés tous les deux en même temps!
Han, Madame?