Charles Taylor essaye de remettre le génie dans la bouteille
Il y a presque une décennie, le philosophe montréalais Charles Taylor – un des grands intellectuels du Canada – a coprésidé une commission provinciale sur les accommodements religieux. Cette commission a recommandé, entre autres, que le Québec impose un code vestimentaire laïque aux juges et au corps policier.
Ainsi, Taylor et l’historien-sociologue Gérard Bouchard ont accidentellement semé les graines de la fixation de dix ans du Québec sur les habits religieux en général et sur la voile islamique en particulier.
Certaines de ces graines se sont propagées ailleurs au Canada, notamment dans les lieux de débats sur la place du niqab dans les cérémonies de citoyenneté pendant la dernière élection fédérale.
Le rapport Bouchard-Taylor comptait plus de 300 pages et la majorité de ses recommandations concernaient des mesures pour encourager une société pluraliste. Mais le public a plutôt retenu la notion d’une interdiction des symboles religieux imposée par le gouvernement.
L’imprimatur de deux penseurs de premier plan a permis à une partie du discours public et de la classe politique du Québec de prendre le train du code vestimentaire en marche et prôner des restrictions sur les expressions religieuses individuelles qui auraient été impensables avant la publication du rapport.
Taylor et Bouchard ont prescrit une interdiction des symboles religieux aux personnes investies d’un pouvoir coercitif en fonction de leur poste. Dans la rhétorique de la Coalition Avenir Québec et du Parti Québécois, cela a fini par inclure toute personne en position d’autorité. Et même ce terme a rapidement perdu toute signification.
La feue charte des valeurs du PQ aurait imposé un code vestimentaire laïque sur toute personne payée par les contribuables, depuis les commis jusqu’aux infirmiers, médecins et éducateurs de la petite enfance.
Ni l’un ni l’autre des intellectuels n’a envisagé une telle restriction globale à l’écriture du rapport. À différentes occasions, ils ont tous les deux tenté de remettre les pendules à l’heure.
Taylor est maintenant allé plus loin. Dans un article qu’il a publié dans La Presse la semaine dernière, il a fortement encouragé la classe politique du Québec à remettre le génie dans la bouteille, que lui et Bouchard avaient laissé échapper. Il a écrit que, rétrospectivement, ils n’auraient jamais dû la déboucher.
Taylor affirme qu’il n’a jamais cru qu’une interdiction des symboles religieux, soit-elle imposée à ceux qui siègent à la cour ou à ceux en uniforme policier, soit nécessairement conforme au caractère laïque du Québec.
Mais il semble plutôt donner un os à ronger à de nombreux Québécois qui se sentaient comme si la diversité des expressions religieuses menaçait leur identité. La proposition était plutôt axée sur le marketing que sur de véritables valeurs.
Il a écrit qu’il croyait que la recommandation aiderait une majorité de Québécois à se conformer aux prescriptions les plus positives du rapport.
Bien sûr, le contraire s’est produit. Même quand ses intentions sont bonnes, l’opportunisme ne peut remplacer les principes.
Taylor prédit également que si l’Assemblée nationale inscrit dans la loi les restrictions sur les symboles religieux qu’il a autrefois préconisées, les cours les rejetteront.
Cette affirmation est elle aussi surprenante.
Au cours des dix dernières années, le Canada n’a pas vu de décision judiciaire importante qui infirmerait ou affirmerait les doutes de Taylor quant à la capacité juridique de la proposition qu’il rétracte. En d’autres mots, s’il croit que la proposition ne survivrait pas à une contestation fondée sur la Charte aujourd’hui, c’est probable que c’est ce qu’il pensait lorsqu’il rédigeait le rapport.
Taylor a affirmé que l’attentat à la mosquée au Québec d’il y a quelques semaines l’a poussé à revenir sur sa position. À la suite de l’attaque, les partis de l’Assemblée nationale ont essentiellement repris la dis- cussion sur les accommodements religieux là où ils l’avaient laissée. Les partis d’opposition mettent la pression sur le gouvernement libéral de faire inscrire dans la loi le code vestimentaire du rapport Bouchard-Taylor qu’ils maintiennent est soutenu par une majorité de Québécois.
Taylor croit que le bien collectif qui a résulté de la tragédie à la mosquée n’y sera plus si la classe politique du Québec continue de débattre l’ampleur des restrictions sur les droits des minorités religieuses au lieu de créer des liens avec la communauté musulmane.
Comme on pouvait s’y attendre, depuis que Taylor est revenu sur sa position, on le diffame sur les médias sociaux. Certains disent que les libéraux ont accepté de se faire acheter par lui; d’autres l’accusent d’être fondamentaliste.
Taylor a fait preuve de courage en rejetant une notion qui dirige le débat identitaire du Québec depuis presque une décennie. On aurait bien aimé, par contre, qu’il exprime ce courage il y a neuf ans lorsqu’il a participé à la rédaction du rapport qui porte son nom.