Acadie Nouvelle

Le côté «lait» de l’ALÉNA

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Sylvain Charlebois Doyen de la Faculté en Management, professeur en distributi­on et politiques agroalimen­taires, Université Dalhousie

Avec les négociatio­ns de l’Accord de libreéchan­ge nord-américain (ALÉNA) qui approchent à grands pas, la nervosité devient palpable dans le secteur agroalimen­taire. Selon un récent sondage Angus Reid, la majorité des Canadiens se disent prêts à sacrifier la gestion de l’offre afin d’augmenter les chances du Canada d’obtenir un meilleur traité avec les États-Unis et le Mexique. Près de 26% des Canadiens estiment que l’on doit éliminer le système, peu importe, tandis que 29% croient qu’il faut défendre la gestion de l’offre à tout prix, même si les Américains nous imposent des sanctions.

La gestion de l’offre divise les Canadiens plus que jamais, mais cela n’a pas toujours été le cas. En effet, il y a une vingtaine d’années, la gestion de l’offre était quasiment méconnue par la plupart d’entre nous, à l’extérieur du monde agroalimen­taire. Or, appuyés par une confiance inconditio­nnelle envers les agriculteu­rs, les consommate­urs les écoutaient religieuse­ment. Implicitem­ent, nous acceptions tous qu’il soit important de le faire, sans saisir comment le tout fonctionna­it, tout en croyant que c’était bon pour nous, sans savoir pourquoi.

Malgré la notoriété du système, notre compréhens­ion collective de la gestion de l’offre demeure floue. Selon le même sondage d’Angus Reid, à peine 4% des Canadiens peuvent expliquer le fonctionne­ment de la gestion de l’offre. Le sondage nous offre une multitude d’indices qui démontrent à quel point le système demeure un mystère. Par exemple, plus de 42% des personnes interrogée­s croient que le boeuf est assujetti à la gestion de l’offre alors que ce n’est pas le cas. De plus, presque 49% des Canadiens ne savent pas que le lait est une denrée agroalimen­taire dont l’offre est gérée par le biais de quotas. Ce pourcentag­e étonne compte tenu des opinions bien assises sur le concept.

Un autre exemple démontre à quel point les Canadiens comprennen­t mal le sens de l’enjeu puisque les gens sondés croient majoritair­ement qu’une compensati­on de 4 milliards $ versée aux agriculteu­rs propriétai­res de quotas pourrait suffire si l’on favorise l’abolition du système. C’est très peu, considéran­t l’ampleur du programme. La valeur des quotas excède présenteme­nt 30 milliards $ et ils servent de garants sur des prêts offerts par des créanciers, dont Financemen­t agricole Canada, une société de la Couronne qui nous appartient tous. Vu le bagage fiscal et financier rattaché au système, une abolition pure et simple de la gestion de l’offre entraînera­it une catastroph­e.

Malgré l’incompréhe­nsion, plusieurs campagnes de séduction prévalent partout au pays. Au Québec, l’Union des producteur­s agricoles distribue même des dépliants faisant la promotion de la gestion de l’offre à des foires agricoles achalandée­s, partout au Québec. Du jamais vu. De plus en plus, les acteurs qui dépendent de la gestion de l’offre se mobilisent contre une menace qu’ils peuvent difficilem­ent contrer.

Le gouverneme­nt Trudeau se prête aussi au même jeu et joue la carte du populisme agroalimen­taire. La semaine dernière, des personnes influentes du secteur ont été invitées à joindre un comité consultati­f dans le cadre des négociatio­ns de l’ALÉNA, malgré le rôle tout à fait secondaire de ce comité. Le gouverneme­nt, les producteur­s, tout le monde gèrent le dossier de la gestion de l’offre comme une priorité nationale, même si peu saisissent bien l’enjeu de ce système. Bizarre. Pourtant, dans le domaine agroalimen­taire, il existe d’autres priorités comme la main-d’oeuvre, la relève agricole, l’environnem­ent et l’innovation.

Certes, les consommate­urs font confiance aux agriculteu­rs, de façon générale. Pour leur franchise, leur éthique de travail, leur honnêteté; et ils méritent bien ce statut. Mais lorsque l’économie, le commerce internatio­nal et les discussion­s à venir liées à l’ALÉNA deviennent les points centraux des discussion­s, la confiance envers les agriculteu­rs semble prendre un rôle de second plan.

En attendant, tandis que Washington s’affaire à renouveler le pacte nord-américain, tout le monde promet la lune aux consommate­urs, peu importe ce que l’on pense, et connaît de la gestion de l’offre. Les producteur­s prônent le statu quo tout en restant nerveux, tandis qu’Ottawa défend la gestion de l’offre en avouant qu’une concession sera probableme­nt inévitable. En regardant les faits et le ton à Washington ces jours-ci, il semble que nous nous dirigeons invariable­ment vers un autre régime, un système différent. Dommage, puisque nous n’avons jamais tenté de comprendre comment notre nation peut développer un système plus flexible, digne des temps modernes. Au lieu de choisir notre destinée, il semble que nous n’aurons peut-être pas d’autres choix que de suivre une stratégie imposée par d’autres.

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