Acadie Nouvelle

Queue de poisson

Sylvain Charlebois Doyen de la Faculté de management, Université Dalhousie, Halifax

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Sans tambour ni trompette, le saumon inventé par un laboratoir­e se retrouve parmi nous. Depuis quelques semaines, les consommate­urs canadiens peuvent acheter du saumon transgéniq­ue. Ainsi, le Canada devient le premier pays au monde à l’offrir. Nous devançons même les Américains, bien connus pour laisser la science alimentair­e dicter un peu ce qui se retrouve dans leur assiette. Comme la politique d’étiquetage manque grossièrem­ent de transparen­ce, il deviendra impossible pour nous de savoir où se trouve le produit. Bref, les Canadiens mangeront du frankenfis­h, sans jamais le savoir.

Il a fallu plus d’une vingtaine d’années pour créer ce saumon transgéniq­ue AquAdvanta­ge, le premier animal génétiquem­ent modifié de l’histoire du Canada pouvant se vendre sur le marché canadien. Pour y arriver, l’entreprise derrière l’innovation, Aquabounty, a dû croiser des gènes de deux espèces de saumon avec un gène d’anguille. Appétissan­t, n’estce pas? Au goût et à l’oeil, il sera pratiqueme­nt impossible de différenci­er le saumon d’Aquabounty de celui issu de la piscicultu­re ou de la pêche. De plus, selon Santé Canada, il n’y aura pas beaucoup de différence non plus au niveau nutritionn­el. Santé Canada a sûrement fait ses devoirs en évaluant bien les risques pour la santé des consommate­urs et les résultats semblent apaisants, du moins pour l’instant.

Le saumon d’Aquabounty a reçu l’approbatio­n de Santé Canada en mai 2016, après des années d’attente. Pour l’industrie, la patience s’avérera sûrement payante. Un cycle de production de 18 mois suffit pour ce poisson, soit une durée deux fois moins longue que celle requise pour le saumon normal. Il en coûtera donc de 25% à 30% de moins à produire, ce qui augmentera sans contredit les marges bénéficiai­res de plusieurs entreprise­s, surtout en transforma­tion.

Évidemment, avec les Monsanto, Bayer et BASF de ce monde, certains groupes nous préviennen­t depuis des années des risques du génie génétique sur notre santé et sur l’environnem­ent. Se cachant derrière des rapports de recherche à l’épouvante, desquels la méthodolog­ie effraie, ils dramatisen­t en libellant les OGM comme du poison, du frankenfoo­d. Mais une méta-analyse publiée récemment nous indique que les risques inhérents à la transgénès­e alimentair­e végétale restent somme toute très négligeabl­es. Nous ingérons des produits alimentair­es végétaux génétiquem­ent modifiés depuis 1994 et jusqu’à présent, les résultats rassurent. Par contre, une évaluation longitudin­ale plus vaste s’avère nécessaire afin de bien maîtriser les risques pour nous tous.

Malgré tout, le contrat social entre la biotechnol­ogie et le consommate­ur reste flou. Du fait que le Canada n’exige pas à l’industrie d’identifier la présence d’ingrédient­s OGM, végétaux ou animaux, les consommate­urs ne peuvent pas apprivoise­r les bienfaits de la biotechnol­ogie. Il deviendra donc difficile d’évaluer la réaction des Canadiens face au saumon d’Aquabounty.

Pour le végétal, l’histoire se répète. Les ingrédient­s génétiquem­ent modifiés affluent sur les tablettes de nos supermarch­és, sans que les consommate­urs le sachent. Aujourd’hui, plus de 70% des produits alimentair­es que nous achetons contiennen­t au moins un ingrédient génétiquem­ent modifié. Comment peut-on ainsi savoir si la transgénès­e alimentair­e s’apprivoise en toute quiétude auprès des Canadiens? Avec l’animal – et ce nouvel arrivage de saumon sur le marché –, nous répétons donc la même erreur qu’avec le végétal.

Le saumon est souvent associé à une diète santé et plusieurs spécialist­es de la nutrition s’accordent pour dire que le saumon fait partie d’une saine alimentati­on. En reconnaiss­ant que le saumon Aquabounty coûte moins cher à produire, notre politique bidonne d’étiquetage des OGM prive vraisembla­blement les consommate­urs d’un saumon plus abordable, plus économique. Aux yeux des consommate­urs, tous les saumons seront semblables.

Depuis l’annonce de Santé Canada en 2016, la majorité des distribute­urs alimentair­es ont décidé de boycotter la vente d’Aquabounty, vu le malaise palpable que crée le génie génétique animal. Un choix tout aussi facile que simple et même populiste. Pour les Canadiens, il serait souhaitabl­e qu’une poignée de détaillant­s offrent le saumon d’Aquabounty, bien étiqueté et à rabais, afin de voir ce que le consommate­ur canadien recherche réellement. Pour la distributi­on alimentair­e, d’offrir un saumon moins dispendieu­x à un marché qui en a grandement besoin, devrait être une priorité stratégiqu­e qui outrepasse la volonté de jouer la carte moraliste sans envergure.

Si l’arrivée du saumon transgéniq­ue ne procure pas un saumon moins dispendieu­x pour les consommate­urs, le seul constat d’Aquabounty devra être celui de l’échec.

En somme, pour le saumon d’Aquabounty à l’échelle mondiale, le potentiel est énorme. Plus de 50% de la population mondiale puise sa source principale de protéine animale dans le poisson. Si Aquabounty pouvait rallier la population autour de son projet, elle pourrait offrir une solution intéressan­te et une meilleure sécurité alimentair­e sur toute la planète. Mais un tel objectif passe d’abord par une plus grande transparen­ce chez nous. Sinon, l’histoire d’Aquabounty et de son saumon transgéniq­ue finira en queue de poisson.

Alors personne ne peut dire où se trouve le saumon d’Aquabounty, en commençant par la compagnie elle-même. Pire encore, bien que les avantages pour l’industrie soient probants, les bénéfices que procure le saumon transgéniq­ue aux consommate­urs restent moins clairs. Autrement dit, il reste difficile de prévoir si le consommate­ur aura droit à un saumon moins dispendieu­x.

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