Pas un caprice d’avoir des juges bilingues
Les futurs juges de la Cour suprême du Canada ne seront pas obligés par la loi d’être bilingues. Ainsi en ont décidé nos parlementaires. Ce n’est pas la première fois qu’un projet de loi à ce sujet est défait. Sauf que cette fois-ci, le Parti libéral est responsable de l’échec. De même qu’une majorité de députés acadiens.
La Cour suprême est le plus important tribunal au Canada. Les causes vivent et meurent selon les décisions rendues par les neuf juges. Après elle, plus d’appel possible. Le mariage de même sexe, la légalisation du cannabis à des fins thérapeutiques et l’aide médicale à mourir, pour ne nommer que ces trois enjeux, ne seraient encore aujourd’hui que l’apanage de groupes de pression si le tribunal de dernière instance en avait décidé ainsi.
Par ailleurs, tous les citoyens ont le droit d’être jugés dans la langue officielle de leur choix. Vous êtes un citoyen francophone de Sussex poursuivi pour une infraction au criminel? Vous pouvez être entendu par un magistrat capable de comprendre et de s’exprimer en français.
Dans la réalité, sur le plancher des vaches, ce n’est pas toujours élégant. Des juges qualifiés de bilingues baragouinent parfois un français laborieux. En 2016, le juge Troy Sweet s’est retrouvé dans l’eau chaude après la condamnation d’un homme reconnu coupable d’agression sexuelle. La défense avait affirmé qu’à certains moments, il était impossible de comprendre ce que disait le juge.
Néanmoins, la règle est généralement bien respectée.
Il y a cependant une exception, et elle est de taille. La Cour suprême du Canada est le seul tribunal constitué par une loi du Parlement où les plaideurs n’ont pas le droit d’être compris en français. Ils doivent plutôt passer par un interprète.
C’est probablement pour des motifs de représentation régionale que les législateurs ont choisi d’accorder cette exception à ce tribunal. La tradition veut qu’un juge provienne de la Colombie-Britannique, un des Prairies et un autre de l’Atlantique. Quelqu’un quelque part a décrété un jour qu’il n’y aurait pas suffisamment de candidats bilingues de qualité dans ces régions, d’où cette exception.
Tous ne sont pas d’accord avec le statu quo.
Le Nouveau Parti démocratique a fait de ce dossier son cheval de bataille. À pas moins de quatre reprises dans la dernière décennie, il a présenté un projet de loi visant à rendre le bilinguisme obligatoire. En vain. Trois fois (dont le mois dernier), il a été battu. Une autre fois (en 2010), le projet de loi a été adopté à la Chambre des communes, mais est mort au feuilleton au Sénat.
L’exemple de 2010 est particulièrement intéressant du fait que ce projet de loi, présenté par l’ex-député d’Acadie-Bathurst Yvon Godin, avait reçu l’appui du Parti libéral du Canada. Celui-ci siégeait alors dans l’opposition. Bien des choses ont changé depuis. Il forme maintenant le gouvernement et est maintenant moins enclin à inscrire dans la loi une obligation de bilinguisme fonctionnel à la Cour suprême.
Il s’agissait d’un vote libre. Les députés pouvaient donc voter selon leur conscience, sans être accusés d’aller à l’encontre la sacrosainte ligne de parti. À notre grande déception, René Arseneault, dans MadawaskaRestigouche, est le seul Néo-Brunswickois à avoir voté en faveur de l’initiative.
Dominic LeBlanc, Ginette PetitpasTaylor, Serge Cormier et Pat Finnigan se sont plutôt fait les héritiers d’une longue tradition de députés acadiens qui ont voté par le passé de la même manière dans des enjeux hautement symboliques comme celui-ci.
Dominic LeBlanc, pour un, s’était distingué au début des années 2000 en s’opposant à une motion exigeant des excuses de la reine d’Angleterre pour la Déportation. Des conservateurs francophones comme Bernard Valcourt et Robert Goguen ont de leur côté voté contre le bilinguisme à la Cour suprême du temps qu’ils siégeaient.
Les opposants, en Acadie et ailleurs, ont cette fois offert plusieurs raisons pour justifier leur refus. Certains craignent que le projet de loi soit anticonstitutionnel. Des autochtones ont affirmé que le bilinguisme français-anglais perpétuerait le colonialisme dont sont victimes les Premières Nations.
Plus probablement, la crainte d’un ressac électoral dans les provinces de l’Ouest a fait reculer le gouvernement libéral.
À sa décharge, le premier ministre Justin Trudeau s’est engagé à ne nommer que des juges bilingues pendant la durée de son mandat, un engagement que nous avons déjà salué en éditorial. Mais il faut aller plus loin. Cette belle volonté doit se transformer en obligation juridique.
Les décisions de la Cour suprême ont un impact sur nos vies, d’un océan à l’autre. Ce n’est pas trop demandé que d’avoir des juges capables de nous entendre aussi bien en français qu’en anglais.