L’anonymat sur un piédestal
Le premier ministre Trudeau a présenté à la Chambre des communes des excuses aux personnes qui auraient été victimes de l’intolérance homophobe à leur égard de la part de la société et de ses institutions.
Le premier ministre a parlé éloquemment et avec une grande émotion des fonctionnaires et militaires maltraités à cause de leur orientation sexuelle.
On ne peut que se réjouir de l’évolution des consciences qui fait qu’aujourd’hui on tente de réparer les pots cassés.
Mais, pour l’État, combien ça «vaut» pour un citoyen ordinaire de se faire traiter de fifi et de tapette pendant des années, de manger des coups de poing gratisse, d’être menacé aux couteaux, d’être dévalisé, d’être intimidé par les flics qui surgissent armés dans les bars, d’être enfermé et menacé dans son appart par un cinglé, d’être agressé par des militaires dans un parc, ou par un bandit qui l’a drogué au GHB, parce qu’il est un homosexuel vulnérable?
Ça, ce sont des choses qui me sont arrivées, et il est possible que plusieurs de vos amis gays ou lesbiennes en aient vécu de semblables.
Évidemment, je ne serai pas dans la liste des «dédommagés». J’imagine que les millions que le gouvernement entend verser à la cause le seront principalement via des organismes et des agences, ce qui est fort bien, mais ne changera pas grand-chose dans la vie de milliers de victimes d’homophobie.
Quoi qu’il en soit, il faut se réjouir qu’un État reconnaisse ses torts. Le geste est non seulement politique, mais hautement pédagogique! Car les peuples aussi doivent apprendre leurs leçons.
Et les peuples aussi doivent faire leurs devoirs!
Parallèlement à ces bons sentiments, en matière de sexualité, on est entré dans une ère de dénonciation et de délation. Si la dénonciation et la délation ont plutôt tendance à se pratiquer de manière anonyme, elles appellent néanmoins excuses ostentatoires et expiation publiques.
Je peux comprendre que nombre de victimes, ces personnes sans nom, n’aient pas envie d’étaler leur vécu sur la place publique.
En même temps, on doit être conscient que l’anonymat tous azimuts peut également ouvrir la porte à des abus de toutes sortes qui ne reflètent en rien une authentique recherche de justice. Il suffit de lire les commentaires d’internautes et de lecteurs des médias pour constater que le climat de dénonciation actuel aiguillonne un sentiment de vengeance qui est tout, sauf un sentiment de justice.
De plus, la frénésie médiatique engendrée par cette atmosphère délétère nous montre bien les excès (et les limites) de ces dénonciations anonymes, quand on constate, par exemple, que certaines personnes semblent considérer comme du harcèlement sexuel ce qui semble n’être qu’un banal compliment.
Aucune balise ne vient endiguer ce flot de paroles lancées à tout venant au sujet des atteintes à la sexualité d’autrui.
Certes, les chartes de droit regorgent de mots protecteurs censés nous sécuriser tout en donnant bonne conscience aux États qui les proclament, mais ces chartes sont conçues pour être mises en application dans le contexte normal d’un État de droit, et non pas pour être triturées sur la place publique par une personne qui, se disant ou se croyant victime de quelqu’un, entend bien rendre cette personne victime à son tour de sa vindicte personnelle sans avoir à en découdre devant la loi.
Si nous devons rester vigilants en ce qui a trait à l’abus de pouvoir et au sentiment de domination qui créent les conditions favorables au harcèlement sexuel, nous devons aussi faire preuve de vigilance en ce qui a trait à un autre type d’abus de pouvoir: celui de la victime autoproclamée qui s’arroge le droit de se faire justice sans recourir à la panoplie d’outils qu’un État de droit met en place pour la protéger.
La vox populi est devenue cacophonique. Ce n’est ni aujourd’hui ni demain que nous saurons si cette cacophonie est un mal pour un bien ou si elle annonce une détérioration encore plus troublante du discours public.
Et c’est pourquoi, dans l’attente, nous nous devons de rester vigilants à tous égards.
J’ai entendu à plusieurs reprises ces derniers temps que cette vague de dénonciation marquait un moment historique. Quelques féministes soutiennent même que l’heure de l’accession au pouvoir de la femme a enfin sonné. Le patriarcat dominant aurait finalement été terrassé!
Je serais enclin à me réjouir que des femmes puissent trouver matière à célébrer quelque chose dans l’avalanche de dénonciations actuelles. Quand on abat les murs du silence, quand on brise les chaînes de domination, on ne peut que se sentir envahi d’une sorte de sentiment euphorique de libération.
Mais il faut savoir ce que l’on cherche à réaliser. Est-ce qu’on veut remplacer le pouvoir dominant d’un sexe par le pouvoir dominant de l’autre sexe?
Ou est-ce qu’on vise à établir, enfin, une fois pour toutes, cet état d’équilibre social qui s’appelle ÉGALITÉ homme-femme?
Il est singulier, mais pas vraiment étonnant, que cette nouvelle dialectique en voie de s’infiltrer dans le débat public s’accompagne aussi de questionnements corollaires, tels que la recherche d’un genre «neutre» en ce qui a trait à la répartition des caractéristiques biologiques des êtres humains.
Ou, dans une autre mesure, encore plus ridicule celle-là, la recherche d’une écriture dite inclusive (du type: mes ami.e.s, les citoyen.ne.s) qui non seulement jure contre le génie de la langue française, mais la conduit tout droit à l’échafaud.
C’est d’ailleurs ce même genre d’hallucination sémantique qui a entraîné d’autres militants des droits humains à forger le sigle LGBTQ+ pour parler de personnes qu’ils ne prennent même plus la peine de nommer. Trouvez l’erreur!
Et c’est à toutes ces personnes sans nom que le premier ministre Trudeau a tenu à présenter des excuses. Je ne doute pas de sa sincérité. Mais je me demande: est-ce par un sentiment de culpabilité qu’à l’heure des egoportraits on tienne tant à hisser l’anonymat sur un piédestal?
Han, Madame?