Cette France que j’aime
Samedi dernier, la France en larmes s’est attroupée sur les Champs-Élysées pour saluer le passage de la dépouille de son idole: Jean-Philippe Smet, dit Johnny Hallyday, mort en odeur de sainteté laïque.
Un cortège de 700 motards, plusieurs centaines de milliers de personnes sur le parcours, 15 millions de téléspectateurs: Johnny Hallyday n’est pas parti seul. L’âme de la France était au rendez-vous.
La veille, quelques centaines de personnalités s’étaient réunies dans la cour d’honneur des Invalides pour rendre un hommage solennel à son écrivain le plus emblématique d’une France écartelée entre vieille noblesse et laïcité républicaine: Jean Bruno Wladimir François de Paule Lefèvre d’Ormesson, surnommé Jean d’O.
Quel contraste entre ces deux personnages plus grands que nature qui ont brillé au firmament français des décennies durant, aussi adulés par leurs admirateurs que conspués par leurs détracteurs!
Ironie du sort, ce même Jean d’Ormesson avait badiné un jour sur le fait qu’un écrivain devait éviter de mourir en même temps qu’une grande vedette, évoquant alors le décès, en octobre 1963, de Jean Cocteau, éclipsé par la mort d’Édith Piaf «qui prit toute la lumière pour elle», avait-il ajouté dans un sourire malicieux.
Même si j’étais plus fan de d’Ormesson que de Johnny, j’ai quand même éprouvé une grande sympathie pour tous ces fans du rockeur qui pleuraient quelqu’un qui les a tant fait rêver, en portant si haut leur foi dans la vie, et en vivant devant eux, par procuration pourrait-on dire, un rêve de gloire et d’immortalité à laquelle ils et elles ont pu s’identifier parce que Johnny Hallyday était comme eux, au fond.
Johnny Hallyday et Jean d’Ormesson n’avaient pas ici, en Amérique, cette aura iconique qu’ils avaient en France. Je n’ai pas vu, lu ou entendu beaucoup d’éloges à leur égard dans les médias sociaux.
Il faut dire que le style de rock de Johnny Hallyday n’avait rien pour impressionner l’Amérique, berceau du rock. Comme un commentateur français l’a dit, il était le rockeur des gens qui ne parlent pas anglais, d’où son extraordinaire audience en France. Et son relatif anonymat en Amérique.
Et il lui aura fallu galérer pour que les grands paroliers comme Jean-Jacques Goldman et Michel Berger mettent leurs plumes au service de cette voix rauque et canaille.
Jean d’Ormesson, au contraire, a baigné dans la ouate depuis son enfance passée au château de Saint-Fargeau. Fils de diplomate, diplômé de l’École normale supérieure, secrétaire général de l’Unesco à 25 ans!, membre de l’Académie française, journaliste. Il a vécu sa vie en première classe.
C’était un écrivain atypique: ses romans ne sont pas vraiment des romans, mais plutôt de longs récits d’une vie de plaisirs et de doutes, où foisonnent les interrogations sur la vie, le temps, la mort, l’au-delà, l’éternité. Dieu, en somme.
Habitué des grands plateaux télé, il aimait séduire son auditoire, truffant ses propos de bons mots et d’anecdotes apparemment légères qui masquaient une pudeur bien réelle. C’est ce qui a fait dire au président Macron, lors de l’hommage aux Invalides que «Jean d’Ormesson était de ceux qui nous rappelaient que la légèreté n’est pas le contraire de la profondeur, mais de la lourdeur.»
J’ai cité le président Macron, j’aurais pu citer son discours au complet tant il exprime une pensée aussi élégante que réfléchie. Un discours comme aucune personnalité politique canadienne ne peut en faire, avec un degré de solennité comme on ne sait pas en avoir ici.
Je désespère parfois de notre trop grand empressement à nous contenter de formules bancales, de notre «gêne» devant la beauté de la langue, NOTRE langue, de notre refus même de la faire briller de tous ses feux lorsque c’est le temps.
Notre langue, et je parle de la langue française, est beaucoup plus qu’une accumulation de sons et de signes lancés en l’air comme dans une partie de dés. Sinon, quelques sifflements, grommellements et grognements suffiraient à nous faire comprendre!
Et ce que je tente de dire au sujet de notre langue n’est en rien préjudiciable à la langue anglaise avec laquelle nous devons composer en Amérique. Toute langue a sa beauté, son chant, ses grâces.
Je le précise parce qu’ici, au Canada, nous en sommes arrivés, à cause de l’Histoire et de la politicaillerie, à dresser l’une contre l’autre nos langues officielles. Nous en avons fait des rivales, des antagonistes de l’interminable querelle de pouvoir qui mine les relations entre francophonie et anglophonie.
Il devrait pourtant y avoir autant de satisfaction et de plaisir à bien parler l’une et l’autre. Ce qui me désole, c’est que de trop nombreux locuteurs hiérarchisent la valeur intrinsèque de ces deux langues, croyant à tort que l’une est inférieure à l’autre – avec tout ce que cela comporte de récriminations et de mesquineries – alors qu’elles sont toutes deux des sources de culture et d’épanouissement. Ou du moins: qu’elles devraient l’être.
Certes, la France n’a pas ce débat linguistique. Mais elle fait face quand même à un débat identitaire. Et dans le mélange de ferveur populaire et de recueillement solennel qui ont suivi le décès simultané de ces deux grandes figures de son panthéon culturel, j’ai vu une image «identitaire» plutôt attendrissante de la France, une image qui déjoue un peu la trame du débat national.
Attendrissante parce qu’elle fait se rencontrer la classe populaire et l’élite bourgeoise dans une sorte de deuil commun qui ne permet pas de dérobade et met le peuple de France en face de lui-même, de son histoire et de son destin.
Évidemment, nos deux idoles sacrées n’étaient pas inhumées que déjà fusaient, à leur sujet et au sujet de leurs hommages respectifs, les quiproquos et autres cocoricos si caractéristiques de la vie politique française.
Qu’à cela ne tienne! C’est justement cette France que j’aime: la France laïque qui secoue gauchement le goupillon aux funérailles d’un rockeur chrétien appelé à l’immortalité et la France chrétienne qui offre un hommage laïc à un Immortel qui s’interroge sur l’existence de Dieu!
Han, Madame?