Le tapis des euphémismes
Tandis qu’on est agressé de tous bords et tous côtés par un hiver vicieux qui nous laisse à peine le temps de respirer entre deux tempêtes diaboliques, la planète s’amuse à décortiquer les dernières grossièretés du bonhomme Trump.
Pour ceux qui n’auraient pas suivi l’affaire, je la résume: lors d’un meeting avec des élus américains, Trump s’est emporté contre les demandes d’immigration adressées aux États-Unis en provenance de «pays de merde» (shithole countries), ou de «pays de bécosses» (shithouse countries), selon différents témoins.
Curieux hasard, au moment où la terre entière argumente sur la signification de ces expressions et toute la merde politicoxénophobe qu’elles charrient, j’apprends par ma cousine Wikipédia que c’est justement en ce jour, un 17 janvier (1861), que l’industriel-plombier Thomas Crapper déposa son brevet pour les toilettes à chasse d’eau!
Ô synchronicité quand tu nous floches!
Donc, on débat sur le sens des mots. En fait, on débat de la traduction possible de «shithole». Dans un communiqué de l’Agence France Presse publié sur le site de Radio-Canada (12 janvier), j’ai lu que «toute la difficulté pour les traducteurs consiste à reproduire au mieux la grossièreté du langage, mais aussi, parfois, à ménager la sensibilité du public».
Je vous ferai grâce de toutes les traductions proposées, mais ça tourne joliment autour du caca. Une exception sublime, cependant: celle de l’agence taïwanaise CNA qui traduit ça par «les pays où les oiseaux ne pondent pas d’oeufs»!
Pas beau, ça, cette bouffée de poésie jaillie du compost présidentiel américain?
Vu qu’on fait dans le distinguo aujourd’hui, on aimerait bien que la nécessité de la nuance s’impose également dans le débat soulevé à la faveur du scandale déclenché l’automne dernier par l’affaire Harvey Weinstein, puissant producteur de cinéma américain accusé par plusieurs dizaines de femmes de harcèlement, d’agressions sexuelles et même de viol.
Depuis, on assiste à une déferlante de dénonciations et c’est de cette déferlante que sont nés dans la twittosphère les motsclics #metoo et #balancetonporc, catalysant la colère de milliers de femmes et d’hommes dénonçant à leur tour des offenses à caractère sexuel dont elles et ils auraient été victimes.
Bref: cette déferlante de dénonciations a provoqué une sorte de mêlée générale cacophonique où, si la voix des femmes prédomine, elle ne fait cependant pas l’unanimité.
Ainsi, en France, une centaine de femmes ont signé, dans Le Monde du 9 janvier, une tribune déplorant ce qu’elles percevaient comme des excès et des dérives dans ce phénomène de dénonciations à grande échelle. Ce collectif affirme notamment: «nous ne nous reconnaissons pas dans ce féminisme qui, au-delà de la dénonciation des abus de pouvoir, prend le visage d’une haine des hommes et de la sexualité».
S’il est légitime de dénoncer, en effet, il me semble qu’il faut aussi pouvoir établir des nuances de degrés dans ces dénonciations. Sinon, comme l’écrit le collectif dans Le Monde, «la confession publique, l’incursion de procureurs autoproclamés dans la sphère privée, voilà qui installe comme un climat de société totalitaire».
Ce collectif de femmes, reconnaissant la légitimité de dénoncer la violence sexuelle, dit défendre «une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle».
On constate que la galanterie «à la française» a encore beaucoup d’adeptes. Pas besoin de préciser que ces propos ont fait ululer les mouvements féministes!
Encore là, tout cet embrouillamini me semble né des malentendus et quiproquos suscités par le fait qu’on ne s’entend pas sur les termes, comme on dit; qu’on ne s’entend pas au préalable sur le sens des mots qu’on utilise, d’un bord ou l’autre, pour dénoncer ces comportements ou simplement pour en discuter.
L’inconduite sexuelle, le harcèlement sexuel et l’agression sexuelle ne sont pas des notions interchangeables à volonté, au gré des humeurs du moment, mais des réalités bien concrètes qui n’ont pas nécessairement les mêmes causes et effets.
Tout mélanger sans vergogne, sous prétexte (souvent non avoué) de se venger de son «porc» sur la place publique, ça finit par ressembler à une vindicte personnelle, une tentative de recours à une forme de justice individuelle qui ne peut que miner le système judiciaire que les législateurs (que nous élisons!) ont mandat de maintenir en vie.
Bref: se faire justice, c’est une chose; recourir à la Justice, c’en est une autre. Et si l’on estime que le système judiciaire actuel ne répond pas de manière appropriée à la problématique des comportements sexuels inacceptables en société, il faut changer le système judiciaire, et non se faire justice soi-même.
On entend souvent des intervenants sociaux affirmer qu’on ne veut pas de système de santé à deux vitesses, ni de système d’éducation à deux vitesses. Moi, je ne veux pas non plus d’un système de justice à deux vitesses.
Et même si j’ai des réserves sur la manière dont le collectif français de femmes a exprimé sa perception du phénomène actuel de dénonciations, je partage ses craintes de voir apparaître un «climat de société totalitaire». D’ailleurs, ce débat sur le scandale Weinstein n’en est pas la seule manifestation.
Et contrairement à ce que pourraient croire moult bien-pensants, le totalitarisme n’est pas une tare liée spécifiquement à la droite, qu’elle soit molle ou dure. Le totalitarisme de gauche des Mao et Lénine ne le cédait en rien à celui des Franco et Pinochet d’urticante mémoire.
Oui, pendant que la planète essaie d’extraire la substantifique moelle de la dernière grossièreté du bonhomme Trump, il ne faudrait pas qu’elle oublie de se concerter sur la signification précise des mots utilisés tous les jours pour dénoncer les comportements inacceptables des uns et des autres. Pas seulement en matière sexuelle, mais dans tous les domaines.
Nos «débats» sociaux résonnent de plus en plus comme un délire planétaire. J’en suis arrivé à la conclusion que la Terre a perdu la boule! L’humanité devient folle à force de tenter de justifier ses paradoxes au lieu de les assumer. Il sera toujours préférable de nommer un chat un chat plutôt que de balayer son poil sous le tapis des euphémismes. Han, Madame?