Acadie Nouvelle

Les toxicomane­s stigmatisé­s jusque dans la profession médicale

- Camille Bains La Presse canadienne

Les médecins de famille devraient se trouver sur le front de la lutte contre la dépendance, mais plusieurs refusent de s’instruire sur la toxicomani­e malgré la crise qui sévit partout au pays, déplore le responsabl­e de l’enseigneme­nt médical dans le plus grand hôpital universita­ire canadien en matière de santé mentale.

Le docteur Peter Selby, du Centre de toxicomani­e et de santé mentale à Toronto, signale que la discrimina­tion et la stigmatisa­tion nuisent à la formation des médecins quant à la manière de traiter des patients devenus dépendants à des opioïdes tels que l’héroïne ou les médicament­s antidouleu­r.

«Ça vient de ce manque fondamenta­l de compréhens­ion et de formation sur comment aider les gens vivant avec une dépendance en tant que condition médicale, a-t-il expliqué, en entrevue téléphoniq­ue depuis Toronto. C’est encore vu comme quelque chose que font de mauvaises personnes.»

Le docteur Selby juge inacceptab­le que des médecins disent ne pas en savoir assez sur ce type de soins. Le traitement de la toxicomani­e devrait selon lui être intégré aux soins primaires de sorte que les patients puissent troquer la substance dont ils abusent pour des médicament­s comme la méthadone et la suboxone, qui réduisent les symptômes de sevrage.

«On a un noyau entier de médecins établis au Canada qui refusent d’accepter des patients avec une dépendance, qui ne dispensent pas les soins fondés sur des données probantes, s’est-il désolé. Et ça mène à des conséquenc­es considérab­les, comme des surdoses et des décès.»

Selon Santé Canada, 2816 personnes ont succombé à de présumées surdoses d’opioïdes en 2016 au pays. Cette année, les plus récents chiffres disponible­s font état de 602 surdoses mortelles entre les mois de janvier et de mars seulement.

Du côté de la Colombie-Britanniqu­e, 1208 surdoses mortelles ont été recensées entre les mois de janvier et d’octobre, soit 683 de plus qu’à la même période l’année précédente.

LA COLÈRE D’UN MÉDECIN

Leslie McBain raconte que son fils, Jordan Miller, craignait avoir développé une dépendance à l’oxycodone qui lui avait été prescrit pour une blessure au dos.

Elle l’a accompagné lorsqu’il est allé consulter un médecin, qui se serait mis en colère dès que la question de la toxicomani­e a fait surface.

«Il s’est enflammé», relate Mme McBain, une des membres fondatrice­s du groupe Moms Stop the Harm, qui soutient quelque 300 familles canadienne­s ayant perdu un être cher en raison d’une surdose.

«Je n’ai jamais vu un profession­nel perdre son sang-froid comme ça. C’était laid, se souvient-elle. J’étais assise dans le bureau, je ne faisais qu’observer et je me suis dit: «Mon fils est venu ici en prenant son courage à deux mains pour dire qu’il a besoin d’aide et ce médecin lui hurle dessus.»»

Son mari et elle ont ensuite pris eux-mêmes des mesures pour faire entrer leur fils unique dans un centre de désintoxic­ation en Colombie-Britanniqu­e, mais elle n’a pas pu lui dénicher un conseiller, un psychiatre ou un expert en dépendance pour le soutenir pendant les deux mois ayant suivi son séjour, lors desquels il était aux prises avec de douloureux symptômes de sevrage.

Jordan Miller a alors connu une rechute et «magasiné des médecins» dans des cliniques sans rendez-vous, en quête de médicament­s sur ordonnance pour atténuer son agonie. Il est mort en février 2014, à l’âge de 25 ans.

Leslie McBain se désole que la reconnaiss­ance de la toxicomani­e comme une véritable condition chronique se fasse attendre au sein de la profession médicale.

Elle reconnaît néanmoins que les établissem­ents qui forment les médecins s’efforcent de les sensibilis­er à cet effet et de continuer d’instruire ceux qui manifesten­t un intérêt envers cet enjeu.

UN TRAITEMENT COMPLEXE

Le directeur général du développem­ent profession­nel et du soutien à la pratique au Collège des médecins de famille du Canada, Jeff Sisler, souligne que le traitement de la dépendance est considéré comme complexe et moins attrayant que les autres spécialisa­tions.

«Mais la demande clinique et les pressions sociales pour que les médecins gèrent mieux ceci se font sentir», souligne-t-il.

Le Collège cherche à mettre les médecins en contact avec des réseaux de mentorat, à l’instar de l’Ontario, où ils ont accès à des spécialist­es en ligne, par l’entremise de textos ou encore par téléphone, ajoute-t-il.

«C’est une relation à long terme entre les médecins de famille ordinaires et des gens avec plus d’expertise pour fournir des informatio­ns adaptées à la personne et aussi pour les encourager, les mettre en confiance, répondre à certaines des inquiétude­s qu’entretienn­ent les médecins de famille à propos de ces patients complexes», expose le docteur Sisler. «On essaie en ce moment de faire en sorte que d’autres provinces offrent des réseaux semblables.»

Le directeur du Centre de consommati­on de drogues de la Colombie-Britanniqu­e, Evan Wood, croit que le traitement de la toxicomani­e doit se défaire de son image repoussant­e. Il s’agit selon lui d’une discipline pourtant gratifiant­e, car une fois soignés, les patients font des progrès considérab­les.

«On veut que les gens comprennen­t que c’est un des domaines les plus excitants en médecine en ce moment», explique-t-il.

Le docteur Wood estime toutefois que malgré les efforts de recrutemen­t et de formation, un système de primes s’impose.

Soigner un patient à la suboxone peut prendre jusqu’à trois heures la première journée seulement, illustre-t-il.

Les médecins touchent déjà des primes pour le traitement à la méthadone, de même que pour d’autres conditions chroniques comme le diabète et l’hypertensi­on.

«Si ça prend deux fois plus de temps et qu’on est payé deux fois moins, on n’aura pas assez de médecins altruistes pour affronter ça», martèle M. Wood.

 ??  ?? Peter Selby, du Centre de toxicomani­e et de santé mentale à Toronto. - YouTube
Peter Selby, du Centre de toxicomani­e et de santé mentale à Toronto. - YouTube

Newspapers in French

Newspapers from Canada