Les devinettes ont assez duré
Les lois provinciales qui limitent la possibilité de s’approvisionner en alcool dans les provinces où il en coûte moins cher la bouteille ont la bénédiction de la Cour suprême du Canada. Nous n’avons donc pas fini de voir nos policiers faire le pied de grue dans les stationnements de dépanneurs québécois afin de surveiller les véhicules avec une plaque d’immatriculation du Nouveau-Brunswick.
La décision de la Cour suprême est décevante. Nous vivons après tout dans un seul et même pays. Il est incroyable qu’en 2018, les gouvernements provinciaux puissent interdire à leurs citoyens de rapporter certains biens.
La Loi constitutionnelle de 1867 garantit pourtant le commerce interprovincial sans barrière. Mais il y a des nuances dont il faut tenir compte, tranche le plus haut tribunal au pays.
En gros, une loi dont l’unique objectif serait d’interdire le transport de produits provenant de l’extérieur de la province serait inconstitutionnelle.
C’est toutefois une autre histoire quand une disposition de la loi se retrouve à entraver le commerce alors qu’il ne s’agit pas de son but principal, ont indiqué à l’unanimité les magistrats.
Dans ce cas-ci, le Nouveau-Brunswick tient à superviser l’approvisionnement et l’utilisation des boissons alcooliques sur le territoire pour des raisons de santé publique.
À cette analyse des juges, ajoutons que Fredericton tient aussi, et peut-être même surtout, à assurer la survie d’une vache à lait - Alcool NB - qui contribue chaque année autour de 170 millions $ au trésor public.
Aux yeux de la Cour suprême, cette volonté du Nouveau-Brunswick d’encadrer la circulation et la vente d’alcool est légitime. Le fait que cela mène à l’arrestation d’automobilistes sur le pont J.C. Van Horne n’est qu’une malheureuse conséquence, mais ne peut être considéré comme étant l’équivalent de tarifs douaniers.
Dans le fond, la Cour suprême nous rappelle que le Canada n’est pas un pays unitaire, comme la France par exemple. Nous sommes une fédération de provinces et de territoires qui se sont dotés d’un gouvernement national. «Le principe du fédéralisme n’impose pas une vision précise de l’économique», peut-on lire dans la décision.
On sent aussi dans celle-ci que les juges ont craint des conséquences majeures s’ils avaient donné leur appui à Gérard Comeau. Du jour au lendemain, les monopoles de la Couronne auraient été fragilisés, et pas seulement dans le domaine de la vente d’alcool. Des quotas, des systèmes de gestion de l’offre et même, pourquoi pas, des programmes de subvention aux entreprises, à la culture et bien plus encore auraient pu être contestés devant les tribunaux comme étant un frein à un commerce libre.
La Cour suprême a donc jugé que ce n’était pas à elle de transformer le fonctionnement de la fédération canadienne en imposant un régime de libre-échange absolu au pays. Elle a eu peur d’ébranler les institutions en place et a préféré laisser les gouvernements y aller de changements graduels plutôt que de tout chambouler d’un coup. Et tant pis pour les buveurs de bière.
La croisade de Gérard Comeau aura toutefois eu ça de bon que cet enjeu est désormais à l’avant-plan.
Le ministre Roger Melanson a confirmé dans nos pages que son gouvernement songe à augmenter la quantité d’alcool qu’un individu peut acheter dans une autre province. Il pourrait aussi donner le feu vert à de «nouveaux modes d’achat en ligne».
Tout n’est donc pas perdu pour M. Comeau. Nous l’encourageons toutefois à ne pas retenir son souffle. Le gouvernement provincial est dans son droit de préserver le statu quo, aussi archaïque soit-il. Tel est l’héritage de la Cour suprême. Le gouvernement doit montrer qu’il a entendu les critiques de sa population en reconnaissant que ses règles sont dépassées.
Il doit moderniser la vieille Loi sur l’alcool au N.-B. Celle-ci date des années 1920 et comprend du charabia d’une autre époque. On y précise que l’achat d’alcool à l’extérieur de la province est limité à «une bouteille de boisson alcoolique ou une douzaine de chopines de bière au plus». Dans la version anglaise de la loi, on parle de pintes (pints).
Le consommateur moyen ne sait pas exactement ce que cela signifie. Basé sur la taille des chopines à l’époque, cela pourrait vouloir dire qu’il est légal d’acheter plus ou moins 20 bières. Acheter une «caisse de 24» au Québec et la ramener en Acadie serait donc un acte illégal.
Dans les faits, il semble que les policiers tolèrent généralement le transport de quatre à six caisses de 24 bières par véhicule.
Si le gouvernement provincial tient à maintenir à tout prix le régime actuel, la moindre des choses est d’au moins clarifier les règles pour tout le monde. Les devinettes ont assez duré. Il faut modifier la loi provinciale et indiquer en termes clairs, en langage de 2018, ce qui est légal et ce qui est interdit.