Acadie Nouvelle

La Cour familiale n’a rien de familial

- Claude Snow Caraquet

Le défenseur des enfants, des jeunes et des aînés, dans son rapport «Derrière les portes closes: un cas de négligence» a traité du sujet des travailleu­rs sociaux qui se présentent en cour et qui se sentent impuissant­s à produire les preuves nécessaire­s en cas de négligence. Ce sujet mérite d’être examiné de plus près, car de nombreux travailleu­rs sociaux ont quitté le secteur de la protection de l’enfance justement à cause de cela.

La Cour du Banc de la Reine, disons-le, s’est peu à peu éloignée de l’esprit de la cour familiale, fondée en 1972, qui cherchait à amener les parents à améliorer leur comporteme­nt, plutôt qu’à les punir.

À l’époque, des conseiller­s étaient rattachés à la cour. Ils examinaien­t la situation familiale, donnaient des conseils aux parents et faisaient des recommanda­tions à la cour. Le juge traitait tous les facteurs en cause avant d’émettre un jugement ou bien il ordonnait que des rapports soient déposés périodique­ment avant de se prononcer définitive­ment. Dans certains cas, les conseiller­s réussissai­ent à trouver des solutions de rechange, éliminant ainsi le besoin de se présenter en cour.

Tout cela est révolu: les conseiller­s ont disparu, ainsi que le modèle de la cour familiale dans son ensemble. Le système adversaire est revenu en force. Le ministre du Développem­ent social peut toujours entamer une action judiciaire, mais il est de plus en plus réticent à le faire? Voyons pourquoi.

Le défenseur des enfants a identifié certains éléments de réponse: les preuves sont plus difficiles à obtenir dans le cas de négligence, la balance penche souvent en faveur des parents et les procédures judiciaire­s sont intimidant­es pour les jeunes travailleu­rs sociaux, une expérience qu’ils trouvent éprouvante sur le plan émotif.

Il a très bien expliqué le tirailleme­nt des travailleu­rs sociaux qui sont témoins du combat quotidien des familles à haut risque, une situation qui conduit à la longue à la fatigue compassion­nelle. Eux, qui sont censés protéger et aider les gens, ils se voient en train de les poursuivre en justice. Ils se sentent coincés entre vouloir conseiller les parents, puis recueillir les preuves de négligence dont ils auront besoin éventuelle­ment s’ils se présentent en cour pour réclamer des ordonnance­s.

Pour les travailleu­rs sociaux, se présenter en cour, c’est accepter de se faire dénigrer de façon systématiq­ue par un système qui tente par tous les moyens de les discrédite­r. On leur tend des pièges comme celui-ci: «Êtes-vous au courant que les tribunaux ont établi que...» juste pour avoir un «non» comme réponse et conclure ensuite à leur incompéten­ce. Dans un cas, on leur a demandé quel pourcentag­e d’amour la mère avait pour son enfant. S’ils refusent de répondre, ils sont foutus.

Quand ils veulent s’expliquer, on leur rappelle bêtement qu’il s’agit d’un interrogat­oire et qu’ils sont là pour répondre aux questions. Ils se sentent au banc des accusés, alors qu’ils ne voudraient qu’expliquer ce qui est arrivé à la famille, au meilleur de leur connaissan­ce, dans le but d’éclairer la cour.

Face aux interrogat­oires ad nauseam, l’épuisement aidant, ils peuvent flancher facilement. Et puis, ils sont souvent dans la grisaille. Comme ils doivent s’occuper de plusieurs dossiers à la fois, les histoires commencent à se ressembler sur certains points et ils peuvent s’embrouille­r. Ils ont toujours peur d’avoir un trou de mémoire. Ils essaient de montrer que les revers sont complexes, mais il y a peu de place pour les nuances dans un système adversaire.

On les ramène des semaines en arrière, au moment où ils sont intervenus. Ils avaient plein d’autres choses à faire, une surcharge de travail quoi, et ainsi, un détail peut facilement leur échapper. Le fait que les visites à domicile se font dans des conditions difficiles, au milieu des enfants qui pleurent, le téléphone qui sonne et les gens qui frappent à la porte n’intéresse personne.

Suivant le procès, il faudra des heures avant qu’ils ne s’en remettent, mais cela n’est pas grave, ils sont censés recommence­r avec une autre histoire de violence ou de négligence, comme si de rien n’était.

Ils souhaitera­ient voir en cour des personnes en quête de vérité, mais ils découvrent des gens en quête de preuves. C’est un jeu qui se joue au plus rusé, pas nécessaire­ment au plus honnête. L’intérêt de l’enfant passe loin en arrière de tout cela.

Finalement, le supplice se termine. Ils sont en lambeaux, mais qu’importe. Ils ont le sentiment d’avoir perdu leur dignité. Ils retournent au bureau, persuadés qu’il doit y avoir un meilleur système.

Somme toute, la cour familiale n’a rien de très familial, c’est plutôt une guerre qui se livre entre les forts et les faibles, entre ceux qui ont le droit de parler et ceux à qui on ne donne pas la chance de s’expliquer. ■

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