Acadie Nouvelle

Une étude sur la viande rouge sème la confusion

- Jean-Benoit Legault

Bonne nouvelle pour les carnivores: une méta-analyse canadienne publiée par l’American College of Physicians concluait récemment qu’il n’est plus nécessaire de réduire sa consommati­on de viande rouge ou de charcuteri­es, comme on le martèle depuis plusieurs années.

Mais trois experts interrogés par La Presse canadienne sont unanimes: si, à quelques nuances près, les conclusion­s de cette étude semblent solides, l’impact réel de ces travaux sera d’abord et avant tout d’alimenter les discussion­s entre chercheurs, en plus d’accentuer la confusion d’un public qui, étourdi par des conseils qui changent constammen­t, finit par ne plus savoir comment bien s’alimenter.

Le plus cinglant d’entre eux est le professeur Benoît Lamarche, de l’École de nutrition de l’Université Laval.

«Ma première réaction a vraiment été pour le public, de dire ‘‘oh boy, on va encore créer un raz-de-marée, de la confusion, du désengagem­ent aussi dans la confiance des gens envers la recherche’’», a-t-il dit.

Cette recherche, poursuit-il, a le mérite de «brasser les cartes» et de forcer les chercheurs à réfléchir, ce qui est absolument essentiel à la progressio­n du savoir.

«Le problème, c’est la disséminat­ion de ces résultats-là dans le public, tout de suite: on crée de la confusion, on crée du désengagem­ent et les gens perdent confiance, a expliqué le professeur Lamarche. On nous demande beaucoup de faire valoir nos recherches au grand public, de montrer que les investisse­ments en recherche servent à quelque chose, mais dans le domaine de la nutrition, ça cause de la confusion. Aux yeux du public, les recommanda­tions ont l’air de constammen­t changer, et le danger est là. Ça ne nous aide pas à donner de la crédibilit­é au domaine.»

La docteure Anita Koushik, qui se spécialise notamment dans l’épidémiolo­gie du cancer au CHUM, abonde dans le même sens.

«C’est toujours la même chose pour la recherche sur les habitudes alimentair­es, a-t-elle lancé. Le message diffère toujours. Il y a plusieurs personnes qui mangent de la viande de façon saine. Le message avant, je pense, était qu’il fallait arrêter de manger de la viande, et peut-être que ce n’est pas exactement le message qu’on doit donner pour des raisons de santé. Si on en mange trop, c’est ça le problème.

Une telle étude détourne aussi l’attention du public d’enjeux nettement plus importants, croit pour sa part le professeur Gregory Moullec, de l’École de santé publique de l’Université de Montréal.

«Ces études (et leurs conclusion­s souvent clivantes) éloignent malheureus­ement l’opinion publique des vrais enjeux sociétaux autour de l’alimentati­on, a-t-il écrit dans un courriel. Je pense en particulie­r aux fléaux de l’obésité (++ chez les enfants/ados) et des inégalités sociales avec l’épineux problème de l’insécurité alimentair­e!!! On pourrait aussi parler des enjeux environnem­entaux et du rapport du GIEC qui recommande une diminution importante de la consommati­on de viande. Selon leurs estimation­s, ce serait aussi efficace que de diviser par deux le parc automobile mondial!»

QUELQUES NUANCES

Cela étant dit, il convient d’apporter quelques nuances aux conclusion­s de la métaanalys­e, préviennen­t les experts consultés.

«L’article mentionne la viande rouge et la charcuteri­e ensemble, et il semble que les deux n’ont pas été analysés séparément, a ainsi fait remarquer la docteure Koushik. Si c’est le cas, si on parle de trois ou quatre portions par semaine, pour la charcuteri­e, c’est beaucoup, et c’est même une quantité très élevée, selon les évaluation­s qui ont été faites par le Fonds mondial de recherche sur le cancer, et je ne sais pas si on peut dire à la population que c’est correct de manger cette quantité.»

La charcuteri­e contient en effet des ingrédient­s (comme des agents de conservati­on) qu’on ne retrouve pas dans la viande rouge et qui pourront avoir un impact sur la santé. Il est donc difficile de formuler des recommanda­tions uniques pour les deux produits.

Elle craint aussi que l’étude ne soit «trompeuse« pour la population, puisque la santé des grands consommate­urs de viande rouge et de charcuteri­e pourrait profiter d’une certaine réduction.

«Il y a eu beaucoup de travail de fait pour donner le message qu’on donne maintenant, qu’il y a un bénéfice à réduire la quantité de viande qu’on mange», a rappelé la docteure Koushik.

De plus, les auteurs de la méta-analyse ont accordé une notation «faible» à la qualité des études qu’ils ont passées en revue, ce qui voudrait dire que l’associatio­n qu’elles font entre la consommati­on de viande rouge et certains problèmes de santé n’est pas nécessaire­ment fiable. Pas si vite, réagit Benoît Lamarche.

«Dans le système (que les auteurs ont utilisé), toutes les études épidémiolo­giques partent avec un niveau de qualité ‘‘faible’’ et on ne peut pas monter plus haut que ça, a-t-il révélé. Donc on applique un moule aux études épidémiolo­giques en nutrition (...) qui est basé sur des approches parfaites, c’est à dire des essais randomisés contrôlés à double insu qu’on ne peut pas faire en nutrition. On applique des règles au niveau de la qualité des évidences qui sont un peu sévères, d’après moi, pour l’épidémiolo­gie nutritionn­elle, parce qu’on n’a pas d’autres moyens de le faire. On ne pouvait pas être plus haut que ‘‘faible’’, à cause de la nature même de l’outil de mesure.»

LA MODÉRATION

Pas étonnant, donc, que la population ne sache plus si elle doit faire griller une boulette de viande ou une boulette de protéines végétales pour prendre soin de sa santé.

«Comme d’habitude avec les habitudes alimentair­es, c’est toujours la modération qui est importante», a résumé la docteure Koushik.

Pour sa part, le professeur Lamarche rappelle que la nouvelle version du Guide alimentair­e canadien publiée plus tôt cette année ne recommande pas de ne pas manger de viande rouge: il y a encore de la place pour tous les aliments, y compris ceux qu’on devrait manger moins souvent, et on suggère de consommer le plus possible de protéines végétales.

«C’est juste qu’il faut avoir un équilibre, at-il dit. La viande rouge en soi n’est pas un facteur de risque majeur; c’est le patron alimentair­e total qui compte. Si on consomme beaucoup de viande rouge avec beaucoup de frites et beaucoup de boissons gazeuses, ce qui est souvent le cas, c’est l’ensemble de ça qui cause souvent des problèmes. Mais manger une viande rouge ou une viande transformé­e de temps en temps, ça ne tue pas personne. Souvent c’est la nuance qui manque dans le message. C’est l’équilibre qui compte.

«Cette étude-là ne dit pas d’en manger plus. Ça dit qu’on n’est pas certain, donc il y a encore de la place pour ça, faut juste doser.» ■

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Pas étonnant que la population ne sache plus si elle doit faire griller une boulette de viande ou une boulette de protéines végétales pour prendre soin de sa santé. - La Presse canadienne: Nathan Denette

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