L’AMBITION DE DIEPPE
Dieppe est-elle une ville ou une banlieue? Le poète qui a grandi dans la municipalité du Grand Moncton, Gabriel Robichaud s’amuse de la discussion que ses amis engagent parfois à ce propos. Le maire de Dieppe, Yvon Lapierre pense qu’après 30 ans d’affirmation, seules les mentalités doivent évoluer.
Des maison défilent l’une après l’autre derrière la vitre de la voiture en marche, manège hypnotique.
«Ces maisons, les écarts entre elles, le paysage… C’est un peu l’image que je me fais de la banlieue américaine», confie le conducteur, Gabriel Robichaud.
Son véhicule circule pourtant à seulement 1,5 km de l’Hôtel de Ville de Dieppe, dans la rue Jean Darois.
«Dieppe possède un genre de centre, s’empresse de nuancer le poète. Certains de ses habitants sortent très peu de la ville.»
L’homme souhaite peut-être ménager certaines susceptibilités.
Le trentenaire a écrit deux recueils de poèmes qu’il associe particulièrement à la ville de son enfance: Les Anodins et La Promenade des Ignorés.
Le premier d’entre eux lui a valu d’être finaliste aux prix Éloizes 2016. Dans une entrevue effectuée dans ce cadre, il a raconté s’être inspiré de la banlieue qu’il avait connue durant ses jeunes années.
«Yvon Lapierre, qui était en plus candidat à sa réélection, m’a dit: «Gabriel! Vous parlez de Dieppe comme d’une banlieue, voyons!» Puis il a énuméré toute une série de statistiques», sourit-il.
Le maire confirme l’anecdote en riant. «C’est un réflexe, constate-t-il. Je suis fier de ma ville!»
20 ANS D’AFFIRMATION
Dès 1993, la municipalité a voulu s’affirmer au sein du Grand Moncton. Elle a refusé cette année-là de fusionner avec la métropole.
Les universitaires Greg Allain et Guy Chiasson ont constaté, dans un article publié en 2010 dans la revue Francophonies d’Amérique, qu’elle s’était battue depuis pour attirer des investissements.
Ils ont souligné que les Acadiens se sont ainsi servis de la ville pour contrôler leur destin dans le Grand Moncton.
Ses conseillers municipaux l’ont par exemple illustré en 2010, en adoptant un arrêté qui oblige les commerçants à donner la priorité au français dans leur affichage.
Dieppe est la plus grande municipalité à majorité francophone du Canada, hors du Québec. Statistique Canada a évalué sa population à 25 000 personnes en 2016, dont 72% parlent français comme langue première.
Pour rivaliser avec Moncton, la ville a quitté les commissions régionales qui géraient son eau potable, ses égouts et son urbanisme. Elle a surtout créé sa propre agence de développement économique: Expansion Dieppe.
M. Allain et M. Chiasson ont raconté qu’elle a aussi investi dans de grandes infrastructures. Ils citent notamment le développement de son centre-ville, avec la construction de l’Hôtel de Ville et de la Place 1604. «Il s’agit de contester la position centrale de Moncton», ont-ils expliqué.
UN VRAI CENTRE-VILLE
La plus grande municipalité acadienne poursuit cette politique aujourd’hui même. Ses élus ont à ce propos adopté en 2018 un plan d’aménagement pour densifier son centre dans les quinze prochaines années, en le rendant plus agréable à vivre, notamment pour les piétons et les cyclistes.
«Cet environnement est actuellement orienté sur l’automobile, a précisé l’entreprise québécoise de génie-conseil WSP, dans le plan directeur de la municipalité. Les centresvilles qui réussissent ne sont pas seulement des lieux de destination, mais surtout des endroits où l’on est amené à laisser notre véhicule puis marcher.»
«Ce sont des projets de longue haleine, précise le maire. Nous essayons d’alléger la circulation de la rue Champlain.»
Il cite en exemple l’installation d’un carrefour giratoire dans la rue Gauvin permettant de rejoindre le Collège communautaire et l’école secondaire Mathieu-Martin à partir de cet axe.
«On a vraiment créé une vie et une identité de centre-ville, affirme déjà le docteur en aménagement urbain, Yves Bourgeois. C’est maintenant une destination pour les gens des environs.»
Il considère notamment la bibliothèque publique et le Centre des arts et de la culture comme un pôle d’attraction.
DE L’AUDACE, TOUJOURS DE L’AUDACE
Gabriel Robichaud médite sur le trajet en voiture qui l’a mené à prendre conscience de la croissance récente de sa ville, dont la population a augmenté de 20 à 25% tous les cinq ans entre 2001 et 2011.
«Ça, il y a 25 ans, il fallait y penser pour que ça arrive, dit-il en contemplant la Place 1604. Autant on a pu se moquer au départ, autant cette vision s’impose maintenant.»
M. Allain et M. Chiasson ont noté que certains Dieppois avaient perçu de la démesure dans les projets ambitieux de leur municipalité.
«La référence symbolique à Dieppe […] comme «plus grande ville de l’Acadie» (et parfois même «capitale de l’Acadie»!) est très présente», ont-ils cité pour illustrer l’audace qui a pu déplaire.
«Ces revendications ne représentent pas la réalité, car les institutions sont absentes de Dieppe, tempère M. Bourgeois. Elles correspondent toutefois à un projet collectif intéressant.»
L’expert juge que la municipalité a gagné de cette façon une identité à part entière, au-delà de celle de ville-dortoir.
M. Lapierre estime que c’est aux mentalités de changer maintenant, surtout celles des Néo-Brunswickois habitant hors du sud-est de la province.
«Nos citoyens connaissent une crise d’identité, concède-t-il néanmoins. Ça va changer avec la génération qui grandit à Dieppe.» ■