Acadie Nouvelle

CHRONIQUE DE MARC POIRIER: LES BANNIS D’ACADIE

- MARC POIRIER

En 1688, une vingtaine d’habitants liés par le sang ou le mariage sont bannis de Beaubassin, réduisant du même coup la population du jeune village acadien de 15%. Leur crime? Aucun. Ils avaient la malchance d’être des proches d’un jeune homme âgé de 23 ans, Louis Morin.

Beaubassin voit le jour en 1671. C’était le premier établissem­ent fondé à l’extérieur du noyau original acadien de la région de PortRoyal, 11 ans avant Grand-Pré. Le groupe est dirigé par Jacques Bourgeois, médecin, caboteur, marchand et parmi les habitants les plus aisés de Port-Royal.

Quelques années plus tard, en 1676, Michel Leneuf de la Vallière, un officier canadien né à Trois-Rivières, reçoit une seigneurie à Beaubassin. En 1678, La Vallière est nommé «commandant de l’Acadie», soit gouverneur en fonction. Il avait auparavant épousé Marie Denys, fille unique du commerçant, colonisate­ur et aventurier Nicolas Denys. Il s’installe à Beaubassin en compagnie de plusieurs Canadiens.

Nommé gouverneur en 1682, il perd son poste en 1684. Il quitte Beaubassin, mais ses enfants y demeurent.

Survient le scandale en 1688. Il fait grand bruit et aura de tristes conséquenc­es pour plusieurs habitants.

Un jeune Acadien âgé de 23 ans est reconnu avoir fait un enfant à une «demoiselle dudit lieu», comme l’écrit à l’époque le lieutenant général de la justice en Acadie, Mathieu de Goutin. Il s’agit de Louis Morin, fils de Pierre Morin, dit Boucher, et de Marie-Madeleine Martin. Pierre Morin était parmi les premiers compagnons de Jacques Bourgeois dans l’aventure de l’établissem­ent de Beaubassin. Quant à Marie-Madeleine Martin, c’était la soeur de Mathieu Martin, le premier enfant né en Acadie «parmi les Français du pays», comme on l’a écrit.

Dans son rapport, Mathieu de Goutin tait l’identité de la jeune fille dont la vertu a été brimée. Le gouverneur de l’Acadie de l’époque, Meneval, dans un mémoire à ce sujet, ne dit pas son nom non plus. Il se contente de mentionner que l’affaire «regarde une famille considérab­le».

Dans son récit sur «Les Morin d’Acadie», Archange Godbout l’identifie comme n’étant nulle autre que Marie-Josèphe, la fille même de l’ex-gouverneur de l’Acadie et toujours sieur de Beaubassin, Michel Leneuf de La Vallière. Il n’existe en effet peutêtre qu’une seule famille à Beaubassin qui puisse être qualifiée de «considérab­le». Même si les preuves écrites manquent, cette conclusion fait consensus.

Marie-Josèphe Leneuf de La Vallière connaît bien la famille Morin. Elle était marraine de deux plus jeunes frères de Louis Morin, Simon Joseph et Jacques.

Le prêtre en poste à Beaubassin, Claude Trouvé, se fait juge dans l’affaire: il entend des témoins, confond le jeune homme, le reconnaît coupable et le fait emprisonne­r. Sa sentence: l’exil en France.

Meneval, le gouverneur de l’Acadie, relate cette affaire dans un mémoire qu’il envoie au ministre de la Marine, le marquis de Seignelay, Jean-Baptiste Colbert, fils du fameux Colbert, ministre des Finances et secrétaire d’État de Louis XIV.

Il explique avoir été «obligé de faire passer en France» Louis Morin. Mais selon lui, le jeune garçon aurait mérité «un châtiment plus rude pour les choses dont il était accusé.» Meneval souligne que la famille de la jeune fille «s’est contentée de ce châtiment d’autant plus volontiers que ne n’y ayant point d’officiers de justice ici, elle ne pouvait la poursuivre par les formes ordinaires, et le faire à Québec n’était pas possible.» Il dit espérer que la cour approuvera sa conduite. Il a quand même de bons mots pour Louis Morin: «c’est de quoi faire un bon matelot en France où il pourra bien servir le roi». Il croit cependant qu’il aurait été «dangereux de le laisser au

pays». Mais l’affaire est loin d’être finie. En plus de punir l’auteur du crime, c’est tout le clan Morin qui écope.

Dans un mémoire écrit deux ans plus tard, en 1690, Mathieu de Goutin, visiblemen­t contrarié qu’il n’ait pas été appelé à s’occuper de l’affaire en tant que responsabl­e des causes civiles et criminelle­s, témoigne de la suite : «Monsieur Trouvé, prêtre (…) obtint de Meneval que les pères et mères, soeur seraient bannis de Beaubassin et de la colonie, et même les gendres».

De plus, les biens de ces familles «ont été confisqués au profit du père de la demoiselle sans aucune formalité de justice». Le père étant ici Michel Leneuf de la Vallière, seigneur de Beaubassin. C’est donc en tout une vingtaine d’habitants qui sont bannis: les parents de Louis Morin: Pierre Morin, dit Boucher et MarieMadel­eine Martin, la soeur de cette dernière, Andrée Martin et son mari Pierre Mercier, les frères et soeurs de Louis: Pierre Morin fils et sa femme Françoise Chiasson, Marie Morin et son mari Jacques Cochu, Anne Morin et son mari René Deneau, ainsi que plusieurs enfants de ces différents couples.

La plupart du «clan» Morin se retrouvero­nt d’abord en Gaspésie, où ils seront installés à Ristigouch­e par Richard Denys, beau-frère de Michel Leneuf de La Vallière. Plus tard, les membres du groupe se dirigeront vers Québec ou encore dans la région de Montmagny, particuliè­rement à Saint-François-de-la-Rivière-du-Sud.

De Goutin racontera que le geste du père Trouvé a été trouvé «odieux» par les habitants de Beaubassin et qu’il a dû quitter l’endroit. Il essaie de s’installer dans la région des Mines, «mais les habitants ne voulurent pas le recevoir.» Il ira finalement à PortRoyal.

On n’a jamais su ce qu’il est advenu de l’enfant du scandale...

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