L’ARCHITECTE DE LA DÉPORTATION
Si la Déportation des Acadiens a pu être menée relativement rondement, ceux qui l’ont perpétré le doivent beaucoup à celui qui en a élaboré son modus operandi: Charles Morris. Ses recommandations faites avant le début des opérations ont été largement suivies. Mais avant d’en arriver là, Morris va vivre une expérience traumatisante face à l’ennemi qui expliquera peut-être sa hargne contre les Acadiens.
Charles Morris est né à Boston en 1711. Fils aîné de Charles Morris, ce nom sera populaire dans la famille puisque son fils le portera également, ainsi que son petit-fils.
1746. Nous sommes en pleine guerre de Succession d’Autriche et la France tente de reconquérir l’Acadie. Un détachement envoyé par le Massachusetts pour défendre la colonie, dirigé par Arthur Noble, est déployé dans la région de Grand-Pré et s’installe dans des maisons acadiennes réquisitionnées et vidées à cet effet. Le gouverneur du Massachusetts, William Shirley, envoie en Nouvelle-Écosse une compagnie avec à sa tête Charles Morris pour soutenir Noble et empêcher que l’ennemi se dirige vers la capitale Annapolis Royal.
En février 1747, environ 300 Canadiens, Micmacs, Malécites et une poignée d’Acadiens, dont Joseph Broussard, dit Beausoleil, marchent en plein hiver, en raquettes, de Beaubassin jusqu’à Grand-Pré et surprennent, en pleine nuit, les hommes de Noble. L’attaque fait au moins une centaine de morts, dont Noble. Après cette bataille sanglante, Charles Morris et sa compagnie retournent à Boston. L’année suivante, il revient en NouvelleÉcosse, mandatée par le gouverneur Shirley d’arpenter les régions de Grand-Pré, de Piziguid (maintenant Windsor), ainsi que celle de Beaubassin, en vue d’éventuels établissements de colons protestants.
Morris va parcourir ces régions, noter le nombre d’habitants et détailler leurs villages et hameaux.
Son travail sera apprécié puisqu’en 1749, on le nomme arpenteur en chef de la province, une fonction qu’il occupera toute sa vie et que son fils, son petit-fils et son arrière-petit-fils détiendront après lui.
Morris fera plusieurs rapports sur la situation de la colonie, faisant valoir l’obstacle majeur que constitue la présence des Acadiens pour une véritable colonisation de la province. Dès 1751, il écrit qu’il est impossible que les protestants puissent s’établir en Nouvelle-Écosse sans que les Acadiens «en soient retirés», parce qu’ils sont en possession du «grenier» et des voies d’eau de la colonie.
Après avoir proposé de chasser les Acadiens de certains endroits, voici qu’à l’été 1754, il présente au lieutenant-gouverneur Charles Lawrence un plan complet et détaillé pour l’expulsion de tous les Acadiens.
Dans son document intitulé «Mr. Morris’s remarks concerning the removal of the French inhabitans (Commentaires de M. Morris quant à l’expulsion des habitants français), l’arpenteur en chef devient l’architecte en chef de la Déportation de tout un peuple. Première chose à faire: faire circuler la rumeur parmi les Acadiens qu’ils seront transportés au Canada, «car ils auront de la répugnance à quitter leurs possessions et à s’offrir d’eux-mêmes volontiers pour être menés sans savoir où», peut-on lire dans le rapport.
Mais comment les appréhender? Morris évoque quelques options: les cerner à l’église un dimanche, alors qu’ils assistent à la messe. Ou encore les surprendre la nuit, dans leur demeure.
Mais il admet que ce serait impraticable, les Acadiens étant trop dispersés sur le territoire. Il avance alors sa solution: le recours à la ruse. Il faut envoyer des troupes dans les endroits stratégiques, convoquer les Acadiens à une assemblée, sous un prétexte quelconque et les faire prisonniers.
C’est exactement ce que fera Monckton en août 1755 à Beauséjour, dans la région de Chignectou, Winslow à Grand-Pré et Murray à Piziguid. L’opération sera moins efficace à Annapolis Royal, mais là aussi, la plupart des Acadiens seront finalement capturés.
Mais plusieurs ne tomberont pas dans le piège et tenteront de s’échapper. Dans son plan, Morris a tout prévu. Il connaît le territoire pour l’avoir arpenté. Il connaît les routes et les cours d’eau que les Acadiens pourraient emprunter pour fuir. Il préconise d’installer des troupes à des endroits spécifiques pour éviter que les pourchassés tentent de se rendre à l’Île Royale (Cap-Breton), à l’Île Saint-Jean (Île-du-Prince-Édouard), ou essaient de traverser la baie de Fundy pour atteindre la rivière Saint-Jean et de là le Canada. La région de Chignectou est plus problématique. Au moment où Morris écrit son plan, le fort Beauséjour n’a pas encore été capturé et les Acadiens de la région vivent dans un territoire contrôlé par l’ennemi.
«La façon la plus efficace est de détruire tous leurs établissements en brûlant toutes les maisons, en coupant les digues et en détruisant le grain», écrit Morris.
L’oeuvre de Charles Morris ne prendra pas fin avec la Déportation. Nommé au Conseil de la Nouvelle-Écosse, fin 1755, il planifiera par la suite la venue des colons de la Nouvelle-Angleterre, qu’on appellera «Planters» et qui viendront occuper les terres vidées de ces Acadiens. Il concevra les plans des nouveaux villages, allant jusqu’à superviser l’établissement des limites de chaque lot en particulier.
Il sera nommé par la suite juge adjoint au juge en chef de la province. Ses talents d’arpenteurs seront même sollicités pour fixer la frontière entre les colonies de New York et du New Jersey. Une carrière prolifique, selon le côté de l’Histoire où on se trouve.