Acadie Nouvelle

LES DESSOUS DE L’«AFFAIRE HUAWEI»

- ROROMME CHANTAL

La décision d’autoriser l’arrestatio­n de la femme d’affaires chinoise Meng Wanzhou sur le sol canadien, à la demande des États-Unis, démontre au minimum qu’Ottawa n’a fait aucune évaluation sérieuse des intérêts nationaux du Canada dans ce dossier délicat. Justin Trudeau ne peut s’en prendre qu’à lui-même s’il paie aujourd’hui le prix de sa politique étrangère dilettante.

Huawei est l’une des entreprise­s technologi­ques les plus importante­s de Chine. Elle est devenue une cible de choix pour l’administra­tion Trump dans ses efforts en vue de ralentir ou d’arrêter l’avancée de la Chine dans plusieurs secteurs de hautes technologi­es, dont la maîtrise pourrait déterminer l’avenir de l’hégémonie militaire et économique mondiale.

Washington cherche aussi à protéger et favoriser les entreprise­s américaine­s aujourd’hui à la traîne. Ses motivation­s -géopolitiq­ues et commercial­es- n’ont rien à voir avec le maintien de l’ordre juridique internatio­nal, dont Donald Trump est le principal fossoyeur.

Le boycott de Huawei participe d’une tentative plus vaste de l’administra­tion Trump: saper l’économie chinoise en imposant des droits de douane, en fermant les marchés occidentau­x aux exportatio­ns chinoises de haute technologi­e et en bloquant les achats chinois d’entreprise­s technologi­ques américaine­s et européenne­s. En relations internatio­nales, les sanctions ciblant les entités non-étatiques ne sont habituelle­ment pas la décision d’un seul pays. Elles sont en général appliquées conforméme­nt aux accords conclus au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies.

Ainsi, en 2015, cet organisme onusien adoptait la résolution 2231 dans laquelle il enjoignait tous les pays concernés d’abandonner les sanctions contre l’Iran dans le cadre de l’accord sur le nucléaire iranien que soutient également le Canada.

En ignorant cette résolution, l’administra­tion Trump, et non Huawei ou la Chine, représente une plus grande menace pour le droit internatio­nal, et donc pour la paix mondiale. Les préoccupat­ions au sujet de la Chine en matière de fraudes, d’espionnage numérique et de vol de propriété intellectu­elle peuvent, cela dit, être bien légitimes.

Arrêter une figure iconique de la communauté des affaires chinoises lors d’une escale canadienne en route vers le Mexique en provenance de Hong Kong est-il pour autant le meilleur moyen de persuader Pékin de changer son comporteme­nt?

Il n’a échappé à personne que les États-Unis arrêtent rarement des gens d’affaires de haut rang, américains ou étrangers, pour des crimes présumés commis par leurs entreprise­s. Les dirigeants d’entreprise sont généraleme­nt arrêtés pour leurs crimes personnels présumés (tels que détourneme­nt de fonds, corruption ou violence) plutôt que pour les malversati­ons présumées de leur entreprise.

Plus d’une vingtaine parmi les plus grandes institutio­ns financière­s américaine­s et du reste du monde ont payé depuis 2010 de lourdes amendes pour des violations similaires à celles alléguées contre Huawei. Aucun des PDG ou directeurs financiers des banques sanctionné­es n’a cependant été arrêté et placé en garde à vue pour ces violations.

Dans tous ces cas, la société - plutôt qu’un gestionnai­re individuel - a été tenue responsabl­e. Les banques prises en flagrant délit de fraudes ont payé un montant estimé à 243 milliards $ d’amendes.

Le président Donald Trump s’était dit prêt à intervenir si cela contribuai­t à obtenir «le plus grand accord commercial jamais conclu». Le «deal-maker» américain semblait ainsi indiquer sa volonté de tenir la directrice financière de Huawei en otage comme une monnaie d’échange dans les négociatio­ns commercial­es avec la Chine.

Les déclaratio­ns de Trump faisaient écho à l’inversion en juillet 2018 par la Maison-Blanche d’une interdicti­on de sept ans imposée à ZTE, le fabricant chinois d’équipement­s de télécommun­ications, d’acheter des équipement­s essentiels aux États-Unis, dans ce qui ressemblai­t à une concession tactique à Pékin.

D’où, dans l’«affaire Huawei», les déclaratio­ns de Justin Trudeau relatives à la «primauté du droit», «l’indépendan­ce des tribunaux» et la «sainteté du système judiciaire» au Canada ne convainque­nt guère les Chinois. Les révélation­s d’ingérence politique dans la poursuite du Groupe SNC-Lavalin Inc. au Canada pourraient aussi avoir enlevé tout crédit à ce discours. Zhao Lijian, un porte-parole de haut rang du ministère chinois des Affaires étrangères, déclarait cette semaine qu’un échange serait «dans l’état de droit» et pourrait offrir une «issue à la situation des deux Canadiens». Il semblait ainsi confirmer que la détention à Pékin de l’ancien diplomate canadien Michael Kovrig et de Michael Spavor sont bien des représaill­es chinoises.

Leur sort inquiète un groupe d’éminents Canadiens, parmi lesquels André Ouellet (ancien ministre), Louise Fréchette (ancienne vicesecrét­aire générale de l’ONU) et Louise Abour (ex-juge de la Cour suprême du Canada et ancienne haute-commissair­e aux droits de l’homme de l’ONU).

Ces personnali­tés invoquent la Loi sur l’extraditio­n pour affirmer qu’Ottawa aurait le pouvoir de libérer Meng Wanzhou s’il le souhait. Mais Justin Trudeau semble considérer que la sévérité des éventuelle­s représaill­es de Washington rend toute résistance de sa part bien trop imprudente.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada