La démocratie libérale mise à rude épreuve
Système politique et économique voué à assurer l’ordre mondial par des accords et des traités multilatéraux, la démocratie libérale n’est pas encore parvenue à assurer de meilleures conditions de vie et une plus grande redistribution des richesses.
S’il faut admettre d’énormes progrès liés à la mondialisation des échanges, il y a un assez large consensus sur l’idée que certains aspects dont le libéralisme est porteur doivent être mieux maîtrisés. Ceci pour deux raisons: afin de contrer les velléités impérialistes de certains États et répondre au ressentiment populaire à l’égard du pouvoir et des institutions.
On a cru, en lui ouvrant les portes de l’OMC en 2001, que la Chine adhérerait pleinement au libéralisme. Quelques années plus tard, cette décision reste sujette à caution. Pour les États-Unis, l’entrée de la Chine dans l’OMC s’est traduite par la perte de millions d’emplois.
D’où la tentation de certains pays, notamment les États-Unis, de maintenir des barrières tarifaires et de surtaxer certains produits étrangers au nom de critères déterminants pour leurs concitoyens.
On commence à mesurer les conséquences des «tensions commerciales» entre les États-Unis et la Chine — pays dont la part du produit intérieur brut (PIB) dans le PIB mondial se chiffre aux alentours de 16%, faisant de l’empire du Milieu la deuxième puissance économique mondiale. Il suffit d’observer l’Allemagne qui, depuis le troisième trimestre de 2019, montre un fort ralentissement économique. Puissance industrielle et force motrice de l’Europe, mais dépendante de la Chine et de pays émergents, l’Allemagne peine, à cause de ce différend commercial, à promouvoir ses exportations dans les secteurs de l’équipement automobile et de la chimie.
On imagine bien, dans un contexte d’interdépendance et de globalisation des marchés, qu’à un ralentissement des investissements et des exportations correspondra un chômage de masse. Si certains pays parviennent structurellement à endiguer le chômage en adoptant les mesures prodiguées par le Fonds monétaire international (FMI) et d’autres instances de régulation comme l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le marché de l’emploi reste tributaire de la conjoncture internationale. Or, la COVID-19 est passée et, avec elle, des dépenses imprévues qui ne laissent rien présager de rassurant pour les prochains mois, voire les prochaines années, sinon une récession.
La difficulté pour certaines économies de continuer à développer leurs industries et maintenir un niveau de vie appréciable dans un contexte de libre échange devenu incertain pourrait être un enjeu politique lors d’élections. Toute la question est de savoir si certains pays comme les ÉtatsUnis — dont le protectionnisme agressif n’est guère plus profitable pour le consommateur américain — sauront transiger avec la nouvelle crise et quelle sera la réaction des opinions publiques concernées.
Liée à des situations géopolitiques et à la libre circulation des capitaux, l’économie libérale s’est aussi financiarisée — par des investissements directs à l’étranger et des placements cotés en bourse — au point d’être victime de la spéculation et du profit — le commerce international étant désormais plus rapide que la progression du PIB d’un pays.
Le différend commercial sino-américain reste toutefois l’arbre qui cache la forêt. Une inquiétude bien plus grande plane sur la démocratie libérale. La Chine qui s’est mise à la conquête du monde développe, sous forme de financement à crédit, les nouvelles routes de la soie. Dans le cadre de ce projet («Une ceinture, une route»), les Chinois ont signé des ententes commerciales avec plus de 150 pays pour un total d’environ 3000 projets couvrant 5000 prêts à taux d’intérêt élevés d’une valeur approximative de 70 milliards de dollars américains. Cela reflète bien les intentions de Pékin de devenir la première puissance mondiale d’ici 2049, année du centenaire de la Révolution.
La Banque mondiale et le FMI estiment que cela pourrait tirer 7 à 8 millions de personnes de la pauvreté. Mais l’inquiétude persiste pour les droits et libertés et pour l’indépendance des pays concernés par ces investissements massifs — les avoirs chinois à l’étranger s’élevant à 6000 milliards de dollars.
Preuve de l’influence chinoise sur la géopolitique mondiale; le Sri Lanka. Afin d’obtenir des fonds pour rembourser sa dette auprès de la Chine, ce pays a fait le choix en 2016 de céder son port de Hambantota. L’Europe, les États-Unis, ainsi que le Canada, empêtré dans un conflit diplomatique avec la Chine, auraient intérêt à revoir leurs relations avec les pays émergents et d’autres plus pauvres en leur offrant des options pouvant préserver leur indépendance et diversifier leur choix.
À la mainmise de la Chine sur le monde, s’ajoute l’urgence de repenser le contrat social. Pour Yascha Mounk (Le peuple contre la démocratie, 2018), un autre problème auquel est confrontée la démocratie libérale est l’énorme pouvoir de contrôle des élites, qui ne sont plus crédibles aux yeux des citoyens. Si nous pouvons encore jouir de droits et de libertés en vertu des règles démocratiques, paradoxalement les pouvoirs conférés aux experts et à la haute administration contribuent à vider le système représentatif.
Ce sentiment d’une confiscation du pouvoir nourrit un peu partout les populismes dont nous ne mesurons pas toujours les tentations de restreindre nos libertés.
À l’autre bout de l’échelle, les «citoyens éprouvent moins d’attachement pour la démocratie et se montrent plus ouverts aux solutions autoritaires». L’auteur pointe le sentiment de défiance des jeunes qui finiront de rompre avec les idéaux démocratiques au profit des extrêmes.
Cette lecture rappellera celle du philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas face à des conceptions désuètes de l’État-nation. Ce dernier considère que, bien qu’une société ne puisse s’affranchir de son histoire, elle doit s’attendre à ce que ses valeurs se transforment au contact de la diversité. Étendant sa réflexion Sur l’Europe (2006), Habermas n’a pas hésité à soutenir le projet transnational d’une union européenne. Selon lui, l’Europe peut servir de modèle politique pour freiner une mondialisation aveugle aux identités et la perte de pouvoir politique au profit des populismes.
Certains considèrent qu’un tel projet est contraire à l’évolution d’un libéralisme sans frontière. D’autres, plus conservateurs et nationalistes, voient dans une plus grande intégration politique des difficultés redoutables pour l’autonomie et l’indépendance des peuples. Il est clair que tout projet d’unification ou de fusion ne peut esquiver la question de l’identité nationale que, par ailleurs, le pluralisme défendu par Habermas admet explicitement. Si le vivreensemble doit reposer sur des principes universels, il y a en permanence des manifestations identitaires avec leurs propres conceptions du bien et du juste, toutes différentes entre elles et même légitimes.
Vaste marché commun et carrefour des nations, l’Europe est peut-être une référence pour la démocratie libérale. Mais des problèmes persistent comme partout ailleurs qui sont susceptibles de conduire à l’anarchie à défaut d’une évolution positive du projet européen. ■