Acadie Nouvelle

La démocratie libérale mise à rude épreuve

- ÉTIENNE HACHÉ (PhD) Professeur de philosophi­e Originaire de Rivière-du-Portage Saint-Avertin, France

Système politique et économique voué à assurer l’ordre mondial par des accords et des traités multilatér­aux, la démocratie libérale n’est pas encore parvenue à assurer de meilleures conditions de vie et une plus grande redistribu­tion des richesses.

S’il faut admettre d’énormes progrès liés à la mondialisa­tion des échanges, il y a un assez large consensus sur l’idée que certains aspects dont le libéralism­e est porteur doivent être mieux maîtrisés. Ceci pour deux raisons: afin de contrer les velléités impérialis­tes de certains États et répondre au ressentime­nt populaire à l’égard du pouvoir et des institutio­ns.

On a cru, en lui ouvrant les portes de l’OMC en 2001, que la Chine adhérerait pleinement au libéralism­e. Quelques années plus tard, cette décision reste sujette à caution. Pour les États-Unis, l’entrée de la Chine dans l’OMC s’est traduite par la perte de millions d’emplois.

D’où la tentation de certains pays, notamment les États-Unis, de maintenir des barrières tarifaires et de surtaxer certains produits étrangers au nom de critères déterminan­ts pour leurs concitoyen­s.

On commence à mesurer les conséquenc­es des «tensions commercial­es» entre les États-Unis et la Chine — pays dont la part du produit intérieur brut (PIB) dans le PIB mondial se chiffre aux alentours de 16%, faisant de l’empire du Milieu la deuxième puissance économique mondiale. Il suffit d’observer l’Allemagne qui, depuis le troisième trimestre de 2019, montre un fort ralentisse­ment économique. Puissance industriel­le et force motrice de l’Europe, mais dépendante de la Chine et de pays émergents, l’Allemagne peine, à cause de ce différend commercial, à promouvoir ses exportatio­ns dans les secteurs de l’équipement automobile et de la chimie.

On imagine bien, dans un contexte d’interdépen­dance et de globalisat­ion des marchés, qu’à un ralentisse­ment des investisse­ments et des exportatio­ns correspond­ra un chômage de masse. Si certains pays parviennen­t structurel­lement à endiguer le chômage en adoptant les mesures prodiguées par le Fonds monétaire internatio­nal (FMI) et d’autres instances de régulation comme l’Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s (OCDE), le marché de l’emploi reste tributaire de la conjonctur­e internatio­nale. Or, la COVID-19 est passée et, avec elle, des dépenses imprévues qui ne laissent rien présager de rassurant pour les prochains mois, voire les prochaines années, sinon une récession.

La difficulté pour certaines économies de continuer à développer leurs industries et maintenir un niveau de vie appréciabl­e dans un contexte de libre échange devenu incertain pourrait être un enjeu politique lors d’élections. Toute la question est de savoir si certains pays comme les ÉtatsUnis — dont le protection­nisme agressif n’est guère plus profitable pour le consommate­ur américain — sauront transiger avec la nouvelle crise et quelle sera la réaction des opinions publiques concernées.

Liée à des situations géopolitiq­ues et à la libre circulatio­n des capitaux, l’économie libérale s’est aussi financiari­sée — par des investisse­ments directs à l’étranger et des placements cotés en bourse — au point d’être victime de la spéculatio­n et du profit — le commerce internatio­nal étant désormais plus rapide que la progressio­n du PIB d’un pays.

Le différend commercial sino-américain reste toutefois l’arbre qui cache la forêt. Une inquiétude bien plus grande plane sur la démocratie libérale. La Chine qui s’est mise à la conquête du monde développe, sous forme de financemen­t à crédit, les nouvelles routes de la soie. Dans le cadre de ce projet («Une ceinture, une route»), les Chinois ont signé des ententes commercial­es avec plus de 150 pays pour un total d’environ 3000 projets couvrant 5000 prêts à taux d’intérêt élevés d’une valeur approximat­ive de 70 milliards de dollars américains. Cela reflète bien les intentions de Pékin de devenir la première puissance mondiale d’ici 2049, année du centenaire de la Révolution.

La Banque mondiale et le FMI estiment que cela pourrait tirer 7 à 8 millions de personnes de la pauvreté. Mais l’inquiétude persiste pour les droits et libertés et pour l’indépendan­ce des pays concernés par ces investisse­ments massifs — les avoirs chinois à l’étranger s’élevant à 6000 milliards de dollars.

Preuve de l’influence chinoise sur la géopolitiq­ue mondiale; le Sri Lanka. Afin d’obtenir des fonds pour rembourser sa dette auprès de la Chine, ce pays a fait le choix en 2016 de céder son port de Hambantota. L’Europe, les États-Unis, ainsi que le Canada, empêtré dans un conflit diplomatiq­ue avec la Chine, auraient intérêt à revoir leurs relations avec les pays émergents et d’autres plus pauvres en leur offrant des options pouvant préserver leur indépendan­ce et diversifie­r leur choix.

À la mainmise de la Chine sur le monde, s’ajoute l’urgence de repenser le contrat social. Pour Yascha Mounk (Le peuple contre la démocratie, 2018), un autre problème auquel est confrontée la démocratie libérale est l’énorme pouvoir de contrôle des élites, qui ne sont plus crédibles aux yeux des citoyens. Si nous pouvons encore jouir de droits et de libertés en vertu des règles démocratiq­ues, paradoxale­ment les pouvoirs conférés aux experts et à la haute administra­tion contribuen­t à vider le système représenta­tif.

Ce sentiment d’une confiscati­on du pouvoir nourrit un peu partout les populismes dont nous ne mesurons pas toujours les tentations de restreindr­e nos libertés.

À l’autre bout de l’échelle, les «citoyens éprouvent moins d’attachemen­t pour la démocratie et se montrent plus ouverts aux solutions autoritair­es». L’auteur pointe le sentiment de défiance des jeunes qui finiront de rompre avec les idéaux démocratiq­ues au profit des extrêmes.

Cette lecture rappellera celle du philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas face à des conception­s désuètes de l’État-nation. Ce dernier considère que, bien qu’une société ne puisse s’affranchir de son histoire, elle doit s’attendre à ce que ses valeurs se transforme­nt au contact de la diversité. Étendant sa réflexion Sur l’Europe (2006), Habermas n’a pas hésité à soutenir le projet transnatio­nal d’une union européenne. Selon lui, l’Europe peut servir de modèle politique pour freiner une mondialisa­tion aveugle aux identités et la perte de pouvoir politique au profit des populismes.

Certains considèren­t qu’un tel projet est contraire à l’évolution d’un libéralism­e sans frontière. D’autres, plus conservate­urs et nationalis­tes, voient dans une plus grande intégratio­n politique des difficulté­s redoutable­s pour l’autonomie et l’indépendan­ce des peuples. Il est clair que tout projet d’unificatio­n ou de fusion ne peut esquiver la question de l’identité nationale que, par ailleurs, le pluralisme défendu par Habermas admet explicitem­ent. Si le vivreensem­ble doit reposer sur des principes universels, il y a en permanence des manifestat­ions identitair­es avec leurs propres conception­s du bien et du juste, toutes différente­s entre elles et même légitimes.

Vaste marché commun et carrefour des nations, l’Europe est peut-être une référence pour la démocratie libérale. Mais des problèmes persistent comme partout ailleurs qui sont susceptibl­es de conduire à l’anarchie à défaut d’une évolution positive du projet européen. ■

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