Un marché du cannabis dominé par «Big Pharma»
Jean-Sébastien Fallu, professeur à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal, dénonce la domination du marché par une poignée de grands joueurs de l’industrie pharmaceutique.
«La création d’un oligopole s’est fait par [l’adoption] de règles super strictes et de cadres financiers hyper exigeants que seul finalement les Big Pharma et des mégacorporations [pouvaient respecter].»
Le contraste avec le marché de la bière est frappant, selon le professeur Serge Brochu.
«Les microbrasseries ont une place de choix actuellement au Québec et au Canada. Mais pour le cannabis, c’est très, très, très difficile pour un microproducteur de faire sa place» en raison de la lourdeur et des coûts des procédures administratives pour obtenir une accréditation de Santé Canada.
Une situation qui écarte les petits producteurs «qui ne sont pas dans le crime organisé», alors que les «communautés opprimées par la prohibition» ont été largement exclues du marché du cannabis légal, précise JeanSébastien Fallu.
Par ailleurs, une récente étude (en anglais seulement) du Centre on Drug Policy Evaluation, associé au Département de sociologie de l’Université de Toronto, conclut que «les Noirs, les Autochtones et les femmes sont vastement sous-représentés dans les positions de leadeurship au sein de l’industrie du cannabis au Canada».
Selon cette étude, 84% des leaders de l’industrie du cannabis seraient blancs et 86% seraient des hommes.
Cette cartellisation de l’industrie est en partie un produit de l’histoire de la réglementation du cannabis au Canada, qui privilégie les grandes entreprises, selon Line Beauchesne.
«Quand en 2014 le gouvernement Harper a permis au privé d’entrer dans le marché du cannabis pour desservir ceux qui voulaient avoir des suivis médicaux, [Santé Canada] a instauré toute une série de règles, dès le départ, sur la traçabilité, sur le contrôle de qualité. Donc il y avait déjà de gros joueurs sur le marché qui avaient déjà toute l’infrastructure nécessaire» lorsque le cannabis a été légalisé pour l’ensemble de la population, puisque les produits sur le marché thérapeutique sont les mêmes que pour le grand public, explique la chercheuse.
Avant le dépôt du projet de loi sur la légalisation du cannabis, Justin Trudeau expliquait sa décision ainsi: «C’est important de protéger les jeunes et les communautés. Et l’approche actuelle laisse trop facilement accès aux jeunes et, en plus, donne des milliards de dollars par année au crime organisé et aux gangs de rue».
Pour Jean-Sébastien
Fallu, la notion de «crime organisé» est problématique.
«Il n’y a pas grand spécialiste qui croyait à cet objectif-là, de contrer le crime organisé. Parce qu’il faut savoir que le marché du cannabis avant la légalisation était très peu contrôlé par le crime organisé, par les grosses organisations criminelles. C’était très démocratique, d’une certaine façon. Beaucoup de petits producteurs, pas très organisés.»
Serge Brochu ajoute que les objectifs de protéger les jeunes et de lutter contre le crime organisé peuvent se confondre, particulièrement dans le cas du Québec.
«En mettant l’âge d’accès au produit à 21 ans, on laisse les 18-21 aux mains des marchés criminels. Et on sait que 40% environ de ces jeunes de 18-21 ans consomment des substances psychoactives. Et comme ils ne peuvent pas se les procurer sur le marché licite, ils vont sur le marché illicite. Les marchés criminels ont une base de commerce très importante, et on ne pourra jamais avoir 100% du marché en gardant l’âge légal de la consommation à 21 ans», conclut Serge Brochu.
Selon Line Beauchesne, le marché illicite est encore perçu par plusieurs comme étant plus sécuritaire, parce qu’il ne permet pas la circulation des informations des cartes bancaires ou de crédit.
Il est aussi plus accessible, selon JeanSébastien Fallu, parce qu’il permet aux consommateurs quotidiens d’obtenir des prix plus avantageux, et parce que ce sont les vendeurs qui se déplacent vers les consommateurs. «Il faut trouver un équilibre, mais si on s’éloigne trop de l’accessibilité qu’on a sur le marché illégal, on n’arrivera pas à remplacer ce marché», précise-t-il.
Le marché légal représente entre 20% à 30% du marché total. Sans que ce soit une panacée, il s’agit d’une part respectable selon, pour Jean-Sébastien Fallu, car «avant la légalisation, les économistes et les spécialistes disaient que, dans le meilleur des mondes, on irait chercher 80% du marché en cinq ans.»
«Donc ceux qui disent qu’après un an ou deux ans que c’est un échec parce qu’on n’a pas réussi à remplacer le marché illégal, ils ne sont pas vraiment de bonne foi. Parce que personne ne pensait ça.» ■