CHRONIQUE DE MARC POIRIER: LE PLUS GRAND ENNEMI DES ACADIENS
Quand on pense aux grands acteurs de la Déportation, les noms de Lawrence, Monckton, Winslow ou Morris viennent à l’esprit. L’un des protagonistes passe souvent sous le radar: William Shirley. Par les lettres et les actes de ce gouverneur du Massachusetts, on peut retracer facilement les événements ayant mené à la prise du fort Beauséjour et au début des déportations.
Né en 1694 à Preston, dans le Sussex, en Angleterre, il fait des études en droit et pratique pendant 11 ans en Angleterre avant de s’installer à Boston en 1731. Il gravit rapidement les échelons et devient gouverneur du Massachusetts en 1741.
Pendant la guerre de Succession d’Autriche (1744-1748), la France mène quelques tentatives ratées de reprendre la Nouvelle-Écosse. En général, les Acadiens ont honoré leur serment de neutralité, mis à part quelques exceptions.
William Shirley n’en est pas convaincu. Il voit un scénario du pire où les Acadiens «en entier» se joindront à des troupes canado-françaises pour prendre Annapolis Royal, l’ancienne Port-Royal, pour attaquer ensuite Boston et conquérir toute la Nouvelle-Angleterre, ce qui donnera à l’ennemi le parfait marchepied pour prendre le contrôle de tout le continent. C’est pour cette raison qu’il exhortait déjà Londres de vider la Nouvelle-Écosse de ses Acadiens et de les remplacer par des familles anglaises. À l’automne 1746, Shirley change de ton. Il a vu comment la tentative des forces britanniques, après la prise de Louisbourg, de capturer les Acadiens de l’Île Saint-Jean (Île-du-Prince-Édouard), s’était soldée par un violent échec. Il ne croit plus qu’une expulsion massive des Acadiens de la Nouvelle-Écosse soit réaliste. Mais les rumeurs de déportation circulent. Pour les apaiser, Shirley envoie à Annapolis Royal des copies d’une proclamation écrite en français, dans laquelle il affirme que ces rumeurs sont sans fondement. Shirley a un nouveau plan qu’il présente au gouvernement britannique à l’été de 1747: envoyer 2000 hommes à Beaubassin afin de chasser les troupes canado-françaises qui s’y trouvent, déporter les Acadiens de toute la région de Chignectou dans les quatre colonies de la Nouvelle-Angleterre, peut-être aussi à New York et dans «les Jerseys». On enverrait des colons protestants prendre leurs terres, créant ainsi une barrière entre le reste des Acadiens de la Nouvelle-Écosse et le continent. Shirley entrevoyait qu’avec le temps, les colons protestants s’étendraient dans les régions acadiennes et que, grâce aux intermariages, la grande majorité des Acadiens «deviendrait anglais et protestants, en deux ou trois générations.» Bref, déportation partielle et assimilation pour les autres.
Londres répond à cette proposition en disant qu’un tel changement de population est souhaitable mais qu’il serait difficile à réaliser. Les autorités britanniques disent craindre une «révolution générale dans la province». Le duc de Newcastle, secrétaire d’État, responsable des colonies, et futur premier ministre, indique à Shirley que «Sa Majesté vous prie de considérer comment un tel projet pourrait être exécuté, en temps convenable, et quelles précautions faudrait-il prendre pour prévenir les inconvénients que l’on redoute.»
Shirley en prend bonne note. Il envoie par la suite en Nouvelle-Écosse, un concitoyen du Massachusetts, Charles Morris, faire un relevé des endroits où les protestants pourraient s’établir au sein ou près des établissements acadiens. Morris connaissait déjà la région, ayant participé à des opérations militaires. Il se servira plus tard de son relevé pour proposer au gouvernement colonial de la Nouvelle-Écosse un plan détaillé pour capturer les Acadiens en vue de leur déportation.
Après avoir examiné la situation, Morris conclut que les Acadiens possédaient toutes les bonnes terres et qu’ils occupaient toutes les bonnes rivières. La seule façon d’établir des colons protestants selon lui serait de confisquer aux Acadiens un grand nombre de terres Shirley retourne en Europe en 1749, ayant été nommé à la commission devant déterminer les frontières entre les possessions françaises et britanniques en Amérique du Nord. Son plan initial sera exécuté
Quand Shirley revient au Massachusetts et reprend son rôle de gouverneur, la donne a changé. Halifax a été fondée, et la région de Chignectou est militarisée par les deux camps.
Shirley se rapproche de Charles Lawrence, gouverneur de facto de la Nouvelle-Écosse. Il trouvera en lui une âme soeur qui partage exactement ses opinions envers la «question acadienne». Shirley propose à Lawrence une opération conjointe. Les deux s’entendent: plus question de seulement expulser les Acadiens de Chignectou; il faut se débarrasser de tout le peuple.
Le projet est soumis à Londres. Les échanges deviennent un peu confus. Shirley évoque une possible «invasion» des troupes ennemies au Maine, qui fait alors partie du Massachusetts. Londres répond qu’il a l’autorisation de les refouler. Ce renseignement s’avère erroné. Shirley réagit en interprétant que la directive s’applique aussi pour Chignectou.
Pendant que Shirley et Lawrence continuent de débattre avec Londres, on prépare l’opération. Lawrence dépêche le lieutenantcolonel Robert Monckton aux Massachusetts. Shirley va lui fournir 2000 hommes et s’occupe de lui trouver les armes et les approvisionnements nécessaires à une attaque. Lawrence a accordé à Monckton un crédit illimité.
On connaît la suite. Lawrence a mené le projet. Mais sans la collaboration de Shirley, dans les hommes qu’il a fournis, les bateaux, les armes et munitions, l’équipement qu’il a trouvé, la prise du fort Beauséjour par Monckton et la grande opération de déportation qui s’en est suivi n’aurait sans doute pas été possible. C’est peut-être pour cette raison que l’historien et généalogiste Placide Gaudet qualifiait William Shirley de «plus grand ennemi des Acadiens.»