Acadie Nouvelle

PEMBROKE: LE CÉLÈBRE DÉTOURNEME­NT ACADIEN

- MARC POIRIER

C’est peut-être le plus grand coup d’éclat des Acadiens pendant la Déportatio­n. En décembre 1755, quelques jours après avoir pris la mer sur le Pembroke, une poignée d’Acadiens, à mains nues, parvient à prendre le contrôle du navire. Le groupe réussit à atteindre la rivière SaintJean, échappant ainsi à leurs ravisseurs. Un exploit devenu légende.

4 décembre 1755. Île aux Chèvres, à l’embouchure de la rivière Dauphin, en aval d’Annapolis Royal (Port-Royal). Le seneau Pembroke, un navire de commerce à deux mâts, reçoit sa cargaison. C’est un cargo humain: 232 Acadiens*, destinés à être déportés. Lieu d’exil: la Caroline du Nord. Parmi le groupe, on retrouve Charles Belliveau, charpentie­r de navire et navigateur aguerri. Lorsque le Pembroke est arrivé à Annapolis Royal, les autorités ont fait appel à lui – on l’a forcé dit-on – pour installer un nouveau mât, l’ancien s’étant cassé lors d’une tempête. L’ironie du sort a voulu que ce soit sur ce même bateau qu’allait embarquer Charles Belliveau et sa famille pour être expulsés de leurs terres et de leur pays.

Quatre jours après l’embarqueme­nt, le 8 décembre, le Pembroke et six autres navires prennent la mer. En tout, la flotte contient plus de 1650 passagers, soit trois quarts des Acadiens vivant dans la région de l’ancien Port-Royal, les autres ayant réussi à fuir.

Un navire de guerre, Le Baltimore, avait pour mission d’escorter la flottille jusqu’à New York.

Laissons d’abord la parole à ceux qui étaient à bord du navire et qui ont raconté leur aventure, une fois en sécurité, dans une lettre à leur missionnai­re, l’abbé Daudin, qui malheureus­ement était mort avant que celle-ci lui soit parvenue: «Les gens du cap, les Boudrot, Charles Dugas et les Guillebaud, deux familles de Granger se sont révoltés, et sans aucune défense des Anglais, se sont rendus maîtres du navire.»

Selon l’historien et généalogis­te acadien Placide Gaudet, le groupe d’Acadiens sur le Pembroke était composé très exactement de 33 hommes, 37 femmes, 162 enfants. Après le départ, de forts vents font en sorte que le Pembroke est séparé des autres navires. L’équipage n’est composé que de huit hommes. Les prisonnier­s acadiens sont entassés dans la cale.

Afin qu’ils puissent prendre un peu d’air frais, le capitaine permet à six personnes à la fois de monter sur le pont. Il allait regretter ce geste.

D’après les témoignage­s de descendant­s des passagers, c’est Charles Belliveau qui organise le coup de main. Il choisit les hommes les plus forts. Il envoie d’abord six autres hommes sur le pont. Lorsqu’il est temps pour eux de revenir dans la cale, on ouvre la trappe. Charles et ses hommes se ruent sur le pont: ils sont maintenant douze. L’écoutille reste ouverte, ce qui permet à d’autres hommes de monter. Avec leurs poings, ils réussissen­t à maîtriser l’équipage. Le Pembroke est à eux. Charles Belliveau prend les commandes.

Le valeureux Acadien vire le navire de bord. Les vents sont forts. Le grand mât se lamente. Le capitaine crie à Charles: «Arrête! Tu vas le casser!» Mais Charles lui répond: «C’est moi qui l’ai fait. Je sais qu’il ne se brisera pas!»

Le nouveau capitaine du Pembroke rebrousse chemin. Selon certains historiens, il dirige d’abord le navire à la baie SainteMari­e, donc pas très loin d’Annapolis Royal, mais quand même assez isolé pour passer inaperçu. Les rescapées y

– Gracieuset­é resteront pendant un mois. Ils décident alors de se risquer à traverser la baie de Fundy pour gagner l’embouchure de la rivière Saint-Jean, où l’officier canadien Charles Deschamps de Boishébert est installé avec ses troupes et où il a aménagé le fort Ménagouèch­e, sur l’emplacemen­t de l’ancien fort Saint-Jean. Nous sommes le 8 janvier 1756. D’autres historiens ne mentionnen­t pas l’escale à la baie Sainte-Marie et racontent que le navire est allé plutôt directemen­t à la rivière Saint-Jean.

On installe le groupe au village de Sainte-Anne-des-PaysBas (maintenant Fredericto­n) pour l’hiver. L’été suivant, le groupe de 34 ou 36 familles se sépare. Selon l’auteur de plusieurs livres sur l’histoire des Acadiens, André-Carl Vachon, les passagers du Pembroke vont se diviser en trois. Certains vont se rendre du camp de l’Espérance, à Miramichi, d’où plusieurs seront transporté­s à Québec. D’autres se réfugieron­t dans la région du Restigouch­e et à Caraquet. Enfin, les autres remontrero­nt la rivière Saint-Jean pour gagner Québec.

On retrouve parmi ce groupe Prudent Robichaud, l’ancien notable acadien, qui était proche des dirigeants britanniqu­es, ce qui ne lui avait pas évité l’exil. Âgé d’environ 86 ans, il mourra tôt pendant le trajet. Le héros de cette épopée, Charles Belliveau, sera de ceux qui parviendro­nt à destinatio­n.

Au moins une de ses trois filles qui l’accompagna­ient sur le navire est morte avant d’entreprend­re le périple à pied. Charles Belliveau, déjà veuf depuis quelques années, n’a pu savourer longtemps sa liberté retrouvée. Victime de la fameuse épidémie de petite vérole à Québec, il meurt en janvier 1758.

Plusieurs autres occupants du Pembroke subiront le même sort. Ceux qui ont survécu vont demeurer au Canada; aucun ne retournera en Acadie.

*L’auteur Paul Delaney a réussi l’exploit d’identifier tous les passagers du Pembroke. On peut lire le fruit de son enquête dans un texte des Cahiers de la Société historique acadienne, vol. 35, no 1 et 2. L’épisode a également inspiré deux romans: Acadian Betrayal de Mary Weekes et PIAU, Journey to the Promised Land, par Bruce Murray.

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