Acadie Nouvelle

LE TOUR DES MAISONS

- HUGO BOURQUE

Il mouillait à boire debout. En avant de la maison, un lac d’eau s’était formé en une couple de minutes seulement. Dans ma tête, il y en avait quasiment assez pour passer par-dessus nos bottes de rubber. Disons que ce n’était pas une belle journée pour aller s’épivarder dehors. Je me suis donc rendu dans la cave pour voir ce que je pourrais y faire.

Peu de temps avant, papa avait descendu son vieux tourne-disque pour écouter des disques et des grosses cassettes huit tracks. Il ne servait plus à rien au haut, à part ramasser de la poussière. Mais en bas, je m’étais promis de lui donner une dernière vie utile. Je l’avais branché au milieu de la place, et je l’avais installé en «L» avec une table pliante dépliée. J’avais ajouté à ça, une tablette de feuilles lignées et un crayon pour me faire un beau bureau de travail. Mon tout premier à vie. Il ne manquait qu’une chose: un travail. Mais à l’âge et à l’imaginatio­n que j’avais, c’était un détail. Et comme le djâbe est dans les détails, il était rendu aux vaches.

Alors, dès que j’arrivais dans mon bureau, je m’assoyais et je choisissai­s la musique que j’allais écouter pendant que j’allais «travailler». Toto et Totoune chantaient parfois le Clap! Clap! Clap! Les Stardust me jouaient toute une épopée rock. Les Daraîche se faisaient aller le country. Mais un jour, en fouillant comme il faut, j’ai trouvé un vinyle que j’avais souvent vu sans trop m’y intéresser. Sur la pochette, c’était une face barbue et chevelue, le tout grichoux et un peu roux, avec un grand chapeau sur la tête. Papa m’avait dit que c’était un gars des Îles, mais j’avoue que je n’y croyais pas tant. Voir que quelqu’un de par chez nous avait fait un disque ! Ça ne se pouvait comme pas. Pour moi, c’était réservé à ceux qui habitaient la grande terre. J’ai pris une chance et je l’ai déposé en équilibre sur le pic du tourne-disque à papa et j’ai parti la machine. En attendant qu’il tombe, j’ai lu le nom sur l’étiquette: Georges Langford.

Puis, le disque s’est mis à virer et j’ai commencé à l’écouter. C’était bel et bien un gars des Îles. Pas de doute là-dessus. Je me souviens du son des guitares, du petit côté country, mais ce qui m’a surtout marqué à l’époque, c’est qu’on parlait de nous. On chantait de nous. Je lisais ou entendais des mots comme la dune, le Bassin, le chemin… Des références que j’avais, moi aussi. En fouillant plus loin dans les microsillo­ns, j’en ai découvert d’autres de lui. Puis, je l’ai écouté me fredonner les Îles. Je me rappelle avoir trouvé ça beau et particulie­r en même temps. J’avais encore l’âge de croire que ce qui sortait d’un radio ou d’une télévision vivait à l’intérieur dudit appareil. Qu’un Madelinot ait imaginé une façon de s’insérer entre les rayons d’un trente-trois tours longue durée relevait, pour moi, de la science-fiction.

C’était comme si ça nous donnait le droit d’exister. Comme si tout le monde allait maintenant être informé de quel bord était L’Étang-du-Nord. Comme si l’accent du Havre-aux-Maisons ne serait plus jamais toujours derrière. Comme si, dorénavant, les gens sauraient que nous avions de belles îles, des buttes et des sillons. Ce poète-là, pour moi, venait de mettre l’archipel sur la map, même si la plupart des globes terrestres de l’époque n’avaient pas cru bon de nous montrer à personne.

Et je l’ai écouté. Encore et encore. Jusqu’au jour où je suis tombé sur La complainte des Lebel. Sans tout comprendre, et surtout sans savoir que cette histoire-là était bien vraie, la chanson venait tout à coup me plaquer une boule dans le fond de la gorge. La force des mots, des images, de la musique. Le gars avec le chapeau sur le disque à papa nous faisait vivre les Îles en les racontant avec des mots qui nous disaient quelque chose, qui parlaient directemen­t à nos oreilles de Madelinots, mais surtout à nos coeurs d’insulaires.

Puis, un jour, une phrase s’est mise à me cogner au fond du tympan. À répétition. Comme une ritournell­e qui veut s’imprimer dans le subconscie­nt. «On fait le tour des maisons… On fait le tour des maisons… On fait le tour des maisons…» J’ai levé l’aiguille, enlevé une petite mousse poignée dessus, et j’ai voulu replacer l’aiguille à la même place, à l’oeil. Le disque a arrêté de sauter et mon attention a été portée sur la phrase juste avant: «La vie est courte, et quand même… souvent le temps est bien long». Une phrase qui est toujours aussi pertinente, tout comme toutes les histoires écrites et chantées par Georges Langford au fil des années. Grâce à elles, j’ai entendu les Îles. J’ai ressenti les Îles. J’ai compris les Îles. Avant même de savoir que j’habitais dans un endroit pas comme les autres, situé à quarante-huit degrés… et des étoiles.

On se r’parle!

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- ARCHIVES GEORGES LANGFORD, EN 2004, À CARAQUET.
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