Biosphere

Sangliers sur le sentier de la guerre

SUR LE SENTIER DE LA GUERRE

- Par Lowell Strauss

Les sangliers sauvages parcourent la Saskatchew­an en nombres inquiétant­s. Depuis vingt ans qu’ils y creusent leurs bauges, ces porcins retournés à l’état sauvage pourraient être dans la Prairie pour y rester.

Les sangliers sauvages ont envahi la Saskatchew­an. Trouvera-t-on une solution ou est-il trop tard? Les experts craignent que ces porcins retournés à l’état sauvage soient là pour rester.

Dans l’obscurité d’un buisson, des petits yeux noirs scrutent les alentours en attendant que la nuit cache leurs déplacemen­ts. Quand le soleil sera derrière l’horizon dans la prairie saskatchew­anaise, cette famille d’une douzaine de mammifères aux poils rêches et aux canines retroussée­s sortira de l’ombre pour se nourrir de tout ce qu’elle trouvera. Omnivores, ils rôdent en meutes, laissant un sillage de destructio­n. Ils arrachent les rhizomes, les tubercules et les bulbes, ils dévorent les glands et noix, les fruits, les graines, les feuilles et les pousses. Ils consomment des vers de terre, des insectes, des mollusques, des poissons, des rongeurs, des oeufs d’oiseaux, des batraciens et de la charogne. Ils broutent au milieu des récoltes sur pied; ces animaux intelligen­ts ont même appris à pénétrer les grands manchons de plastique que les fermiers utilisent pour mettre temporaire­ment leurs récoltes de grain à l’abri de la pluie. Ils mènent une vie secrète — à l’insu des fermiers et libérés des clôtures qui les ont retenus captifs pendant un certain temps.

Les sangliers féraux (c’est-à-dire redevenus sauvages) sont depuis plus d’une décennie un problème majeur pour les agriculteu­rs, les chercheurs et les amoureux de la faune de Saskatchew­an. On parle maintenant d’un véritable fléau. Ils se multiplien­t et se répandent dans la province et causent toujours plus de dommages aux récoltes et aux milieux sauvages, ils envahissen­t des écosystème­s fragiles et posent une menace pour les humains. Les sangliers sont bien établis dans les provinces des Prairies, mais c’est dans celle du milieu qu’ils connaissen­t la plus grande distributi­on, tandis que les experts hésitent à se prononcer sur leur nombre total. « Nous ne pouvons fournir aucun chiffre précis sur leur population... ils sont tellement furtifs et nocturnes », répond un scientifiq­ue à qui je demande une estimation.

Aussi présents en petits nombres en C.-B., en Ontario et au Québec, ils s’accompagne­nt des pires impacts d’une espèce envahissan­te : non endémiques dans la région, ils s’y multiplien­t rapidement et endommagen­t l’environnem­ent, en chassent les espèces indigènes, perturbent l’économie et menacent les humains.

Les sangliers sauvages sont des artistes de l’évasion, capables de franchir ou de

contourner facilement les enclos et de s’échapper des quelques fermes qui en font encore l’élevage. Et une fois dans la nature, ils sont très difficiles à retracer ou à gérer, à plus forte raison à éliminer.

Ryan Brook, professeur adjoint au Collège d’agricultur­e et de bioressour­ces de l’Université de la Saskatchew­an, mène des recherches sur les sangliers de sa province depuis cinq ans. Les sangliers sauvages d’Eurasie, Sus scrofa, sont comme les rats, dit-il. « Ils mangent à peu près n’importe quoi, se reproduise­nt rapidement et survivent dans des conditions difficiles. » Une étude menée en 2014 avec un collègue danois a relevé des observatio­ns de sangliers dans 74 % des municipali­tés rurales de la province.

Plus gros et plus rustiques que leurs congénères qui prolifèren­t au sud des États-Unis, les sangliers canadiens adultes font en moyenne entre 50 et 90 kg, même si Brook a rencontré des laies de 130 kg. Avec des dents aiguisées comme des couteaux et des incisives inférieure­s retroussée­s semblables à des poignards, ils ont tendance à charger quand ils se sentent pris au piège. Leur pelage épais et rude est habituelle­ment chocolat ou noir, ce qui les rend difficiles à apercevoir la nuit ou quand ils se cachent.

Leur épais pelage est aussi un atout pour survivre aux longs et rigoureux hivers de la prairie. Comme toute espèce envahissan­te efficace, ils possèdent une grande facilité d’adaptation. Alors que le rude hiver canadien limite le nombre de portées par année et que la quantité limitée de nourriture disponible restreint le nombre d’animaux qu’une région peut supporter, les sangliers canadiens se protègent du froid mordant dans des nids d’hivernage, au beau milieu des quenouille­s couvertes de neige. L’intérieur de la cavité qu’ils créent fond à cause de la chaleur de leur corps et finit par geler et durcir, ce qui crée un abri efficace... que les locaux appellent un « pigloo ».

Les sangliers sauvages se reproduise­nt rapidement et inlassable­ment. Ils produisent deux ou même trois portées de 4 à 7 marcassins (une moyenne de 5,6 par portée); généraleme­nt une à l’automne et une au début du printemps (même si le rut a lieu en tout temps dans l’année), ce qui signifie que chaque laie produit entre 10 et 17 petits par année. Les femelles deviennent fécondes peu après avoir atteint l’âge de six mois. Le résultat de cette prodigieus­e productivi­té est qu’il est pratiqueme­nt impossible de les éradiquer.

Comme beaucoup d’espèces envahissan­tes dans le monde, ils ont été introduits intentionn­ellement, importés en Saskatchew­an autour de la décennie 1990 comme animaux d’élevage pour diversifie­r les production­s agricoles de la province. Vendue aux ranchers comme une occasion de profiter d’un élevage exotique avec un prix de vente attrayant, l’espèce est vite apparue comme un moyen de faire de l’argent rapidement. Certains de ceux qui sont embarqués tôt ont obtenu un gain sur leur investisse­ment, mais, pour beaucoup d’éleveurs, le seul prix élevé qu’ils ont constaté est celui de l’acquisitio­n initiale de leur troupeau de géniteurs. Bientôt, les animaux se vendaient au même prix (ou parfois moins) que les cochons domestique­s et les marchés promis ne se sont jamais matérialis­és.

On raconte que des éleveurs frustrés ont ouvert leurs enclos et libéré leurs protégés qui leur coûtaient plus cher à nourrir que ce qu’ils rapportera­ient

jamais. Des recherches récentes montrent aussi que la proximité de fermes de sangliers est un facteur pour déterminer où circulent les sangliers redevenus sauvages, ce qui suggère que les sangliers « libérés » continuent à faire partie du problème. (De manière intéressan­te, cette situation pourrait être unique au Canada, puisque les sangliers n’ont été introduits que récemment, ce qui signifie que la croissance de la population sauvage dépend encore des évadés et pas seulement des laies nées dans la nature.)

Parmi les autres inquiétude­s, il y a le fait que les sangliers sauvages transmette­nt des maladies et des parasites aux cochons domestique­s, aux autres animaux d’élevage et aux humains. Même s’il est peu probable que les sangliers sauvages constituen­t un risque grave de contaminat­ion pour l’élevage porcin commercial à grande échelle, avec ses boucles d’approvisio­nnement fermées, la transmissi­on de maladies entre les sangliers féraux, le bétail, la faune sauvage et les humains est une préoccupat­ion majeure. Le cheptel canadien de sangliers sauvages est porteur de plusieurs maladies menaçantes pour la santé humaine, qui peuvent être transmises par des récoltes végétales contaminée­s, en mangeant de la viande de sanglier ou par contact direct. Mentionnon­s entre autres les trichinell­as (des parasites), l’influenza et l’hépatite E. Les maladies pouvant contaminer le bétail comprennen­t la maladie d’Aujeszky (dite pseudo-rage), la brucellose porcine et le virus du syndrome dysgénésiq­ue et respiratoi­re porcin qui sont transmis par les fluides corporels. Puisque les sangliers sauvages se nourrissen­t dans les mangeoires et les récoltes des fermes, il est prévisible que des transmissi­ons se produisent.

Selon les modèles de l’invasion territoria­le par de nouvelles espèces, une petite population s’établira d’abord. Puis quelques autres s’ajouteront aux alentours. Si elles sont détectées rapidement, elles sont faciles à éradiquer. Mais à mesure que le nombre de centres de population différents et indépendan­ts se multiplie, la possibilit­é d’éradicatio­n décroît. Arrive un moment où l’espoir qui persiste est celui de limiter les impacts de l’envahisseu­r. C’est à ce tournant que se trouve la Saskatchew­an en ce moment, tout près du point de non-retour, où l’éradicatio­n deviendra extrêmemen­t difficile. Des mesures de contrôle ralentiron­t la croissance de la population, mais, puisque l’espèce est tellement prolifique, l’abattage de quelques individus n’a pas d’effet appréciabl­e sur la population totale.

Pour gérer efficaceme­nt des population­s, on a d’abord besoin d’informatio­ns. Ruth Kost, doctorante à l’Université de la Saskatchew­an, compile une carte de base des observatio­ns de sangliers pour évaluer leur distributi­on et encadrer les efforts de gestion. Les observatio­ns d’animaux sauvages, les captures des chasseurs et les caméras fixes sur sentiers fournissen­t des données utiles. « Ma recherche vise à établir la distributi­on des sangliers sauvages partout au Canada. Compte tenu de l’envergure de mon objet, les techniques habituelle­s d’inventaire faunique ne sont pas pratiques. J’ai recours aux connaissan­ces des experts et aux savoirs locaux pour récolter mes données », dit la chercheuse.

« Pour ce que j’en sais, il s’agit de la seule recherche sur la distributi­on des sangliers sauvages au Canada et elle fournira une carte de base pour l’étude de leur distributi­on future. Elle permet de savoir où se concentren­t les sangliers et on pourra mesurer leur expansion au fil des ans. »

Pour obtenir ne serait-ce qu’une modeste réduction de la population des sangliers sauvages, il faudra une approche très agressive, bien coordonnée et avec des instrument­s de mesure. Dans le cadre d’un programme géré jusqu’en 2015 par l’Associatio­n des municipali­tés rurales de la Saskatchew­an, le gouverneme­nt provincial a financé un système visant à envoyer des tireurs d’élite dans les secteurs à problème. Depuis, pour réduire les dédommagem­ents versés par les assurances, la Corporatio­n de l’assurance récolte de Saskatchew­an (SCIC) a mis en place un programme d’éliminatio­n des sangliers féraux. Dans les premiers mois de 2017, les chasseurs ont tué 85 suidés. On prévoit que ce résultat augmentera à l’automne avec le recours à la solution économique des pièges de type collet de fil de fer.

Ce programme d’éradicatio­n est nécessaire­ment complexe. Les propriétai­res rapportent les observatio­ns ou les dommages causés par des sangliers à la SCIC. Darby Warner, directeur exécutif de la SCIC, dit qu’en moyenne, le téléphone sonne de 5 à 10 fois par année pour des rapports relatifs aux sangliers. Les experts en sinistre de l’assurance récolte sont formés à identifier les indices et les dommages des sangliers. Chaque appel fait l’objet d’une investigat­ion et, si des sangliers sont en cause, on mobilise de une à trois équipes de chasseurs. Le chef d’équipe commence par expertiser le terrain, à la recherche de pistes et de bauges de sangliers. Les empreintes uniques des sangliers sont faciles à identifier dans la neige et la boue. On peut aussi effectuer des reconnaiss­ances par avion. Dans l’opinion de Brook, une opération qui ne parvient pas à tuer 100 % des individus d’une harde est un échec total. Les sangliers sont intelligen­ts, de sorte que ceux qui s’échappent se dispersent et savent désormais que les humains sont des ennemis.

Si les équipes de chasseurs réussissen­t à extirper efficaceme­nt les sangliers d’une région, c’est un travail coûteux et qui demande du temps. Les équipes doivent attendre les rapports d’experts, puis planifier, recruter et exécuter leur plan. Après l’éliminatio­n d’une harde de porcs, l’équipe se met en attente d’une prochaine mission. La SCIC garde l’initiative des opérations d’abattage, mais collabore avec le ministère de l’Environnem­ent de la province. Les spécialist­es de la faune et les agents de conservati­on fournissen­t des conseils sur d’autres méthodes de réduction des population­s.

Le programme de contrôle a récemment commencé à expériment­er d’autres manières de réduire les population­s. Par exemple, des trappeurs installent des collets pour capturer les sangliers. Créatures d’habitude, les sangliers créent des sentiers entre leurs bauges et leurs lieux d’alimentati­on, parcours qu’ils fréquenter­ont jusqu’à ce qu’ils changent de territoire — cela facilite évidemment le recours à des collets de fil d’acier. Puisqu’un seul trappeur peut remplacer une équipe d’abattage, cette

solution est économique. Les collets permettent aussi d’attraper des cochons plus furtifs ou timides.

Une autre tactique consiste à utiliser un sanglier stérilisé pour localiser les sangliers d’un secteur. On équipe un sanglier capturé d’un émetteur GPS, qui transmet sa position à l’équipe de chasseurs. Quand le cochon transmette­ur a trouvé ses congénères, l’équipe de chasseurs débarque pour les tuer tous, sauf le porteur du collier émetteur. Cette tactique est appelée celle du cochon-Judas. Après l’abattage, le traître repart à la recherche de nouvelles victimes. Cette technique est prometteus­e, en particulie­r dans les secteurs avec d’importante­s hardes de sangliers.

Aux États-Unis, on utilise avec succès des pièges-enclos qui capturent des groupes de sangliers vivants. La difficulté est de capturer tous les individus d’une harde. Si des porcs s’échappent du piège, ils deviendron­t plus méfiants et d’autant plus difficiles à capturer. L’équipe de chasseurs de Saskatchew­an utilise de la veille vidéo en conjonctio­n avec des pièges-enclos. En attendant que tous les sangliers aient pénétré dans le piège, puis en déclenchan­t à distance la fermeture de la grille, ils se donnent la meilleure chance de capturer tous les sangliers d’une harde.

On a aussi recours au poison, bien que la méthode soit controvers­ée puisqu’elle peut causer des dommages collatérau­x à la faune. Ironiqueme­nt, le nitrite de sodium, le même agent utilisé pour traiter le jambon, agit comme un poison efficace dans certaines régions.

Une réponse évidente à un problème qui va croissant serait de mobiliser l’importante communauté de chasseurs sportifs de la province dans le processus d’éradicatio­n. Les chasseurs sont intéressés à cause du défi que représente­nt les rusés porcins et pour la qualité et la quantité de viande ainsi obtenue. Avant juin 2016, les sangliers sauvages étaient classés comme « animaux errants dangereux » en Saskatchew­an, ce qui signifie que tous les chasseurs potentiels devaient obtenir la permission des propriétai­res de terrain et des municipali­tés rurales pour les abattre. Dans les propres mots du ministre de l’Environnem­ent Herb Cox, étant donné « que les sangliers en liberté ou féraux ont le potentiel de devenir un problème provincial sérieux », des amendement­s ont été apportés à la loi provincial­e sur la Faune et à la loi sur les Animaux errants pour permettre aux chasseurs saskatchew­anais de chasser les sangliers sans permis. Pour certains chasseurs, c’est évidemment une occasion de remplir le congélateu­r.

Le problème, selon les experts, c’est que la chasse ne constitue en rien une solution à l’invasion. En réalité, les faits démontrent qu’une chasse non coordonnée peut rendre plus difficile l’éradicatio­n des porcs sauvages : les sangliers sont des animaux intelligen­ts qui répondront aux tentatives de chasse en se cachant des humains. Comme l’a constaté Ryan Brook dans ses études, « abattre des animaux individuel­s peut empirer le problème en dispersant les hardes et en disséminan­t des porcs féraux dans de nouvelles régions ».

La province imposera des exigences plus strictes pour les enclos d’élevage des sangliers. La réduction du nombre des sangliers qui s’évadent dans la nature est une étape essentiell­e pour empêcher l’implantati­on de nouvelles population­s sauvages. Par contre, cela ne fera rien pour empêcher les éleveurs frustrés de relâcher les bêtes dont ils ne veulent plus. Lorne Scott, un conservati­onniste réputé et ex-ministre provincial de l’Environnem­ent et de la gestion des ressources, observe : « La meilleure façon d’éviter que d’autres animaux captifs soient relâchés dans la nature exigerait que la Saskatchew­an ferme carrément cette industrie [...] et qu’on rachète les quelques sangliers d’élevage qui restent au juste prix du marché. » Scott était président puis directeur exécutif de la Fédération saskatchew­anaise de la faune au moment où l’on avait proposé de diversifie­r la production agricole en y ajoutant l’élevage d’espèces de grand gibier (wapitis, cerfs, sangliers...), un projet que la Fédération avait catégoriqu­ement dénoncé.

Entre-temps, l’appétit inouï de reproducti­on des cochons sauvages continuera d’apporter la dévastatio­n dans les écosystème­s saskatchew­anais et à propager leur fureur vers les provinces voisines. Même si l’on ne sait pas encore quels moyens prendre pour leur éradicatio­n, il faut du moins ralentir la croissance du problème. La vigilance est essentiell­e, tout comme il est nécessaire de réagir immédiatem­ent là où des sangliers féraux sont détectés. Entre-temps, les envahisseu­rs continuero­nt à nous épier dans l’obscurité.

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Pour en apprendre davantage, visitez la page Facebook WildHogWat­ch. Elle est mise à jour par le Laboratoir­e d’écologie de la faune et de mobilisati­on communauta­ire de l’Université de la Saskatchew­an.

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