Biosphere

La Vie qui bat

- Par Jay Ingram

Matière grise : les araignées se servent aussi de leur toile pour élargir les capacités de perception de leurs petits cerveaux

Pour comprendre la toile complexe qui permet aux araignées de se procurer auprès d’autres sources la puissance de traitement qui manque à leurs petits cerveaux.

Intuitivem­ent, nous comprenons que, plus son cerveau est gros, plus intelligen­t est un animal. Les humains, les grands primates, les dauphins et les baleines constituen­t de bons exemples d’intelligen­ce propulsée par d’importants faisceaux de matière grise. Mais quand nous tenons pour acquis que « le plus gros vaut mieux », nous commettons peutêtre une simplifica­tion excessive. Des études récentes suggèrent que nous ferions bien de nous intéresser à ce qui se passe à l’autre extrémité de l’échelle.

Les exploits quasi surnaturel­s d’exploratio­n et de communicat­ion accomplis par les abeilles, avec moins d’un million de neurones (nous, les humains, en comptons 86 milliards), sont familiers pour la plupart d’entre nous. Les araignées nous présentent une autre organisati­on fascinante. Par exemple, les araignées salticides, ou sauteuses, caractéris­ées par le fait qu’elles chassent leurs proies, ont des capacités mentales impression­nantes. Une espèce en particulie­r, Portia africana, attaque d’autres araignées et insectes, et on lui reconnaît la capacité d’identifier une cible, puis de s’avancer jusqu’à une position d’où elle peut attaquer, même si, au cours de cette approche, elle perd momentaném­ent sa cible de vue. À ce qu’il semble, elle conserve cette informatio­n dans son petit cerveau (qui, avec environ 600 000 neurones et une taille inférieure à la tête d’une épingle, mérite bien le qualificat­if de petit).

Certaines expérience­s menées récemment sur Portia montrent qu’elle peut, en un sens, compter. Si les scientifiq­ues placent une seule araignée « mangeable » dans son champ de vision, elle choisira sans hésiter un itinéraire d’attaque où elle perdra le contact visuel pendant quelques instants. Toutefois, si, au moment où la proie redevient visible, une ou deux araignées supplément­aires se sont ajoutées à la première, Portia s’arrêtera. Le compte ne correspond pas. Ces expérience­s suggèrent que Portia reconnaît la différence entre un, deux et plusieurs — une habileté qui demande des capacités mentales qu’on n’attendrait pas d’un cerveau aussi petit.

En comparant des araignées dont les cerveaux varient grandement en taille, on peut aussi conclure que les cerveaux plus petits ne constituen­t pas un handicap. Toutes les araignées commettent des erreurs en tissant leur toile, mais les espèces au cerveau plus petit ne sont pas plus susceptibl­es de se tromper que leurs cousines au gros cerveau.

Dans un article publié au début de 2017, les biologiste­s Hilton Japyassú et Kevin Laland suggèrent que les araignées utilisent une « cognition étendue » ou, dans leurs propres termes, qu’elles sont capables de se procurer le traitement de l’informatio­n auprès de leur corps ou de l’environnem­ent.

Ce que cela évoque immédiatem­ent, c’est l’idée de confier notre liste d’épicerie à notre téléphone cellulaire plutôt qu’à notre lobe frontal, mais il existe d’autres exemples plus parlants. Les poulpes, renommés pour leur intelligen­ce, ont distribué leur système nerveux central dans tout leur corps : leur cerveau contient seulement les deux tiers de leurs neurones, les autres étant déployés dans leurs huit tentacules. Ces membres prennent des décisions par eux-mêmes, par exemple pour déterminer où plier un bras pour qu’une ventouse tenant une proie apporte celle-ci directemen­t à la bouche du prédateur. Mais l’intelligen­ce du céphalopod­e, même ainsi répartie, réside toujours dans le corps de l’animal. La situation pourrait être différente chez les araignées.

Japyassú et Laland émettent l’hypothèse que l’un des enjeux auxquels sont confrontés les petits animaux est celui de sauvegarde­r leur intelligen­ce.

C’est un problème complexe. Même si, à mesure que la taille du corps est réduite, le volume du cerveau fait de même, le cerveau occupe une proportion de plus en plus importante du volume total du corps, selon un principe biologique appelé la règle de Haller. Comment concentrer cet organe dans la tête et comment l’alimenter à mesure qu’il devient proportion­nellement plus gros constitue un sérieux défi. Chez certaines araignées, comme la petite Anapisona simoni, le cerveau déborde même dans les pattes. Quant à réduire la dimension des neurones du cerveau, c’est une solution qui a ses limites.

Le problème est particuliè­rement aigu pour les araignées qui, en tant que prédateurs, doivent accomplir des manoeuvres de chasse élaborées. Même tisser une toile qui va accomplir le piégeage pour elles est une tâche exigeante. Mais ce geste peut encore s’avérer plus complexe : une araignée peut ajuster la tension des fils de sa toile selon qu’elle veut détecter des proies grandes ou petites. C’est un canal bidirectio­nnel, puisqu’au moment où le cerveau ajuste la tension de la toile, celle-ci lui retourne diverses informatio­ns. C’est ce que nous appelons élargir sa capacité cognitive au-delà de l’extension de son corps.

On peut être tenté de soutenir que la toile, aussi élégamment conçue et réceptive soit-elle, n’est qu’un outil, comme la branche qui permet au chimpanzé de pêcher des termites ou même le barrage des castors. Mais Japyassú et Laland soutiennen­t que la clé d’un système de cognition élargi est sa capacité bidirectio­nnelle. La tige aux termites fournit des informatio­ns au chimpanzé, mais l’inverse n’est pas vrai. Le barrage en soi ne communique pas avec le castor; le rongeur ajuste la hauteur et la compositio­n de son ouvrage selon le niveau de l’eau et les matériaux disponible­s. En revanche, la toile elle-même informe l’araignée tout comme le bout de nos doigts nous informe des textures qu’il touche. Nous plissons les yeux ou plaçons notre main derrière notre oreille pour améliorer nos perception­s; l’araignée calibre sa toile.

Aussi étrange que paraisse l’idée que nous, les humains, puissions un jour enrichir nos capacités de connaissan­ce en nous greffant une puce informatiq­ue, la notion que nous puissions être en retard par rapport aux araignées est encore plus étrange.

À MESURE QUE L’ARAIGNÉE AJUSTE SA TOILE, CELLE-CI FOURNIT DES INFORMATIO­NS À SA CRÉATRICE. DE MANIÈRE FASCINANTE, ELLE ÉLARGIT SA CAPACITÉ COGNITIVE AU-DELÀ DE L’EXTENSION DE SON CORPS.

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